"Il y a beaucoup dans une simple phrase."

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«La lumière et l’eau s’accordent pour traverser toute fissure. »

Cette phrase, par la grâce elliptique de sa formulation, semble vouloir saisir quelque chose d’essentiel quant à la nature de ces deux éléments primordiaux. Comme une vérité profonde touchant à leur puissance de pénétration, à leur irrépressible capacité à s’insinuer dans les moindres interstices, à forcer les passages les plus ténus pour imposer leur présence et déployer leurs effets. Ainsi de la lumière qui, telle une lame immatérielle, transperce les plus infimes brèches pour irradier de sa clarté les recoins les plus obscurs. Ou de l’eau qui, par sa fluidité et sa patience, vient à bout des plus infimes fissures, élargissant peu à peu son chemin dans les replis des matières les plus dures.

Mais cette secrète connivence entre lumière et eau qu’évoque la citation ne se réduit pas à une simple analogie de comportement, à une ressemblance dans l’ordre de l’agir et du mouvement. Plus profondément, elle semble pointer vers une mystérieuse complicité d’essence, comme une secrète parenté liant ces deux éléments au-delà de leur apparente différence de nature. Comme si quelque chose de leur être même les vouait à cette œuvre de traversée et d’expansion, à cet élan irrépressible pour occuper l’espace et investir la matière jusque dans ses replis les plus intimes.

De fait, pour peu qu’on y songe, la lumière et l’eau partagent ce privilège unique d’être à la fois substance et milieu, réalité dotée d’une consistance propre et environnement parcourant de son fluide les corps qu’il baigne. À la différence de la terre massive et du feu dévorant, elles ont cette capacité de pénétrer les « étants »sans se confondre avec eux, d’en révéler la texture secrète sans s’y abolir. Comme si leur vocation était précisément d’instaurer une médiation, d’ouvrir dans l’opacité du monde ces voies de passage et de communication par où les choses viennent à la présence.

C’est particulièrement vrai de la lumière, cette voyageuse impalpable qui jamais ne se laisse arrêter dans sa course, forçant de son rayon le secret des surfaces pour en manifester les reliefs et les couleurs. Lumière qui, telle une palpation immatérielle, révèle la vibration intime de la matière, l’être profond des choses par-delà le voile des apparences. Et fait surgir du fond de la nuit originelle un monde soudain offert, déployé dans la gloire de son apparaître.

Qu’est-ce que voir en effet, sinon accueillir cette donation lumineuse, cet événement toujours renouvelé par lequel l’être vient à nous dans l’éclat silencieux de sa manifestation ? Voir non comme saisie possessive, arraisonnement des choses à la mesure de notre vouloir, mais comme disponibilité émerveillée à la fulguration de ce qui est, consentement à la prodigue générosité d’une présence excédant toute prise. Telle est la leçon de la lumière lorsque, s’insinuant dans les moindres fentes, elle nous enseigne la patience d’un regard accordé à l’inépuisable du monde.

Mais cette puissance d’irradiation, cette crue infatigable de la phénoménalité n’est jamais aussi intense, aussi bouleversante que lorsque le rayon vient forcer le secret des lieux les plus retranchés. Lorsque la flèche de lumière, traversant quelque fissure providentielle, vient frapper de son or les ténèbres d’une pièce close ou l’obscurité d’un sous-bois profond. Alors, dans le noir troué de clarté, se produit comme une épiphanie, une révélation soudain ménagée dans l’opacité des choses trop familières. Et le minuscule interstice, l’infime percée par où s’est engouffré le flux lumineux devient le lieu béni d’une transfiguration, d’un enchantement fugace de la banalité quotidienne.

Comme si la lumière, à l’instar de la grâce dont elle est si souvent le symbole, ne donnait jamais mieux la mesure de ses pouvoirs que lorsqu’elle vient toucher la part d’ombre en nous, exorciser les ténèbres de notre malaise existentiel. Lumière rasante des aubes et des couchants qui, glissant ses rayons dans les fêlures de nos vies chagrinées, y fait sourdre l’espérance têtue d’un renouveau, d’un surcroît de sens et de beauté toujours possible sur l’envers secret du deuil et de la peine.

Mais cette œuvre de pénétration et de révélation dans les replis obscurs de l’être, l’eau en est tout autant l’ouvrière infatigable. Eau polymorphe qui, jouant de sa ductilité, se fait buée, brume, filet, torrent pour investir l’espace et façonner la matière. Jusque dans la fine bruine d’un matin d’automne ou la perle de rosée ourlant un brin d’herbe, on la devine à l’œuvre, insinuant sa présence fluide et ténue au cœur des plus infimes interstices.

Qu’elle emprunte la voie des capillaires ou l’imperceptible trouée des parois rocheuses, l’eau toujours chemine, créuse, modèle au gré de sa patience liquide. Nulle fissure si mince qu’elle ne s’y engouffre, élargissant peu à peu son passage pour déployer au grand jour sa puissance de métamorphose. Ainsi des sources vives jaillissant du cœur frais des grottes, comme un long travail de sape et d’érosion soudain manifesté dans la lumière. Ou des geysers islandais crevant le sol de leurs gerbes bouillonnantes, double jeu des eaux et du feu dans le secret de la terre.

Autant de signes d’une inlassable poussée, d’une pression souterraine cherchant par tout interstice à forcer le passage vers l’air libre et le ruissellement. Comme si l’eau portait en elle cette vocation profonde à l’épanchement et à la profusion, cet élan pour occuper l’espace et saturer les vides que nulle digue ne peut durablement contenir. D’où sa connivence profonde avec le végétal, qui en la buvant par tous les pores déploie la prodigalité verte de ses tiges et de ses frondaisons. Épousailles par lesquelles l’eau se fait sève, lymphe gonflant les canaux secrets des plantes pour faire resplendir à la lumière l’ardent foisonnement des formes et des couleurs.

Ainsi de l’eau et de la lumière mêlées naît le miracle d’un monde sans cesse renaissant, d’une création continuée au fil des jours et des saisons. Eau baignant de sa caresse la pierre et la feuille, lumière venant révéler dans un scintillement la riche pellicule de la vie tapie dans chaque repli d’écorce ou de mousse. Eau lustrale épousant la courbure d’un fruit mûr, lumière d’or enrobant un visage aimé d’une aura soudaine. À chaque fois, par la grâce d’une fissure, d’une imperfection dans le tissu des choses, le miracle d’une révélation, d’un débordement de beauté venant fêler la grisaille des évidences.

Et le même élan qui meut la sève et le torrent, irradiant de vie la foison colorée des formes, n’est-il pas celui qui pousse secrètement chaque regard à poindre au jour, chaque conscience à s’éveiller ? Si « les yeux sont aveugles, il faut chercher avec le cœur », dit le Petit Prince. C’est que l’essentiel toujours se dérobe aux prises trop assurées de la raison raisonnante, ne se laisse surprendre qu’à la faveur d’une brèche, d’un interstice miraculeusement ménagé dans la trame serrée du réel. Fissure par où soudain s’engouffrent la lumière et la vie, ravivant en nous la brûlure d’un émerveillement, la fraîcheur d’un regard lavé.

N’est-ce pas ce que nous enseignent, dans leur secrète connivence, l’eau purifiante et la lumière révélatrice ? Cette nécessité vitale de laisser en nous des zones de jeu et d’inachèvement, des failles propices où puisse se lover la grâce d’une présence nouvelle ? Science des interstices par laquelle, brisant la clôture trop parfaite de nos certitudes, nous apprenons la patience d’un regard et d’un cœur disponibles, à l’affût du prodige partout tapi.

Leçon d’une sagesse au ras des choses qui, des splendeurs du couchant aux diamants de la rosée, ne cesse de nous dire le prix des fêlures, la secrète beauté des lignes brisées. Lignes de faille où s’infiltrent l’eau fécondante et la lumière transfigurante, pour peu qu’on se fasse soi-même fissure accueillante, béance consentie aux éclats du vrai. Alors seulement, comme en retour de cette disponibilité offerte, pourra sourdre en nous la source, s’épancher sur les paysages frileux de l’âme la rassurante clarté d’un sens partagé.

Ainsi ce monde de tous les jours, dans la lumineuse humidité d’un matin de printemps, se fera parabole, livre d’images bruissant à chaque page de la rumeur secrète de l’être. Ainsi la plus humble flaque reflétant l’azur, le rayon furtif dans la chambre close deviendront les hiéroglyphes sacrés d’une révélation sans âge, chuchotant à notre vieille peau d’humanité le secret des renaissances. Aujourd’hui comme hier, aujourd’hui comme demain.

Car telle est la promesse, patiemment répétée, de l’eau inspiratrice et de la lumière initiatrice. Promesse d’une beauté toujours neuve à qui saura préserver en soi des lézardes, des lignes de moindre résistance où puisse faire effraction la grâce insolite du monde. Alors, au creux de la grisaille des jours, l’infime brèche laissera passer la lueur, le scintillement d’une joie possible par-delà les désarrois et les perditions. Et chacun de nos instants, si lourd soit-il de son poids d’ombre, pourra s’illuminer soudain d’avoir su ménager un interstice, si mince soit-il, où s’engouffre le prodige – cet éclat du oui mêlé à toutes choses.

Car c’est le privilège des fissures que de laisser passer la lumière, et d’éveiller sous la mousse de nos oublis la vive eau des sources endormies. C’est le génie des imperfections que d’inviter l’or du couchant au cœur de nos lézardes, et de mêler aux eaux grises de nos renoncements la clarté fervente d’un renouveau. Pour peu qu’on prête attention, pour peu qu’on se fasse poreux et vulnérable.

Alors la vie la plus opaque, la plus désolée pourra se faire vitrail, enluminure d’un bleu limpide filtrant à travers nos fêlures. Alors chaque chose cabossée, chaque être fendillé pourra s’émerveiller d’accueillir le ciel en ses brisures, et de libérer en dansant le flot de lumière tapi dans ses entrailles de peine. Comme la cruche du vieux maître zen, qui de s’être un jour brisée laisse fuir à travers ses failles la lune et les étoiles.

Puissions-nous à notre tour, au fil des jours heureux ou gris, nous faire fissure et pierre poreuse. Pour que ruisselle en nous, mêlée comme au premier matin, l’eau profonde du rêve et la lumière dorée de l’éveil. Et qu’en nos regards, en nos pas les plus humbles s’attardent un peu de ciel, un peu de mer accordés. Fragiles compagnons d’un monde en perpétuelle naissance.

«Pour ruisseler, la rivière sait choisir ses descentes. »

Cette phrase, dans sa concision poétique, semble vouloir nous livrer une vérité profonde sur la nature du mouvement et de la liberté au cœur même du vivant. Comme si, par-delà l’apparente nécessité des lois physiques, quelque chose comme un choix, une orientation intentionnelle était à l’œuvre dans le cours même des phénomènes naturels. À commencer par celui, aussi simple qu’inexorable, d’une rivière dévalant une pente, traçant son chemin propre dans les méandres du relief pour accomplir sa vocation de flux et de renouvellement perpétuel.

Intuition vertigineuse qui, sous ses dehors d’évidence paisible, vient bousculer nos représentations les mieux assises quant à la différence de l’homme et de la nature. Car en prêtant à la rivière un « savoir » du choix, une capacité à discriminer ses voies, ne lui reconnaît-on pas quelque chose comme une intériorité, une forme de subjectivité qui déplace le partage établi entre conscience et matière inerte ? Ne fait-on pas voler en éclats la frontière rassurante entre l’ordre des causes et celui des raisons, entre le règne impassible de la nécessité aveugle et le domaine réservé des décisions motivées ?

C’est que la métaphore ici déployée, loin d’être une simple licence poétique, engage en réalité une vision du monde, une certaine idée du rapport entre liberté et déterminisme au sein de la nature. Vision que l’on pourrait qualifier de « pan-psychiste », postulant une continuité, voire une secrète identité entre l’esprit et la matière, la conscience et l’étendue. Comme si une même pulsion d’orientation, un même élan vers le mieux animait souterrainement tous les « étants », depuis les formes les plus élémentaires du vivant jusqu’aux productions les plus élaborées de la volonté humaine.

On pense ici à certaines philosophies vitalistes, de Schopenhauer à Bergson, voyant dans la nature entière le déploiement d’un « vouloir-vivre » ou d’un « élan vital » tendant par essence à s’orienter, à se frayer un chemin ascendant par-delà les obstacles et les mécanismes. Ou aux cosmologies animistes, imprégnant de présence subjective et de force intentionnelle jusqu’aux réalités en apparence les plus inertes. Autant de tentatives pour ré-enchanter un monde réduit par la science moderne à une pure extériorité objective, et y réinjecter la possibilité d’un sens, d’une orientation immanente au cœur même de la matière.

En ce sens, le choix prêté ici à la rivière serait moins la marque d’une projection anthropomorphique que l’indice d’une parenté secrète, d’une connivence souterraine entre tous les êtres quant à l’épreuve du mouvement et de ses exigences. De même que l’homme, pour s’accomplir, doit constamment trancher entre des possibles, épouser certaines lignes de vie au détriment d’autres, de même la rivière, pour réaliser son essence de flux, doit négocier avec les accidents du terrain, élire à chaque instant la pente la plus propice à la prolongation de son cours.

Analogie qui, par-delà son charme suggestif, nous renvoie à l’énigme même de la vie comme puissance d’orientation, effort continué pour persévérer dans son être par-delà les variations du milieu. Car qu’est-ce qu’un vivant, sinon cet étonnant composé de stabilité et de changement, cette « structure dissipative » comme dit Prigogine capable de se maintenir dans le temps tout en échangeant sans cesse avec son environnement ? Totalité plastique qui, pour durer, doit à chaque instant se renouveler, s’adapter en modifiant ses relations internes et externes.

Or c’est bien de cela qu’il s’agit, à travers l’image de la rivière « choisissant ses descentes » : de cette prodigieuse capacité du vivant à infléchir son devenir, à se donner une direction dans un univers livré à la contingence et à l’aléatoire. À l’instar de l’eau traçant sa voie dans les plis du relief, la vie n’a de cesse qu’elle n’ait imprimé au chaos indéterminé des choses la marque de son vouloir-vivre, son obstination à persévérer en accordant tant bien que mal ses rythmes propres aux lignes de plus grande pente d’un réel en perpétuel écoulement.

Ainsi s’éclaire, par-delà son apparent anthropomorphisme, le sens profond de notre citation. En nous montrant dans le choix le principe même de la fluidité, elle nous invite à penser ensemble détermination et création, à voir dans le mouvement non l’aveugle nécessité d’un mécanisme mais le prodige sans cesse recommencé d’un cheminement inventant sa propre loi. Et ce depuis les formes les plus humbles du vivant, dont la rivière serait comme l’image risquée, jusqu’aux productions les plus hautes de l’esprit artiste jouant des résistances de la matière pour mieux y imprimer sa marque singulière.

Mais ce jeu du choix et de la liberté, s’il court bien à travers tous les degrés de la nature, n’est jamais aussi visible, aussi patent que dans le spectacle d’une rivière à l’ouvrage, creusant infatigablement son lit dans l’épaisseur d’un sol primordial. C’est que l’eau, par son essence même de fluide, est comme le milieu privilégié où s’exacerbe le prodige du vivant, sa puissance de métamorphose et de régénération sans fin. Elément héraclitéen par excellence, qui n’est jamais le même tout en restant fidèle à sa vocation intime, et dont chaque goutte, chaque remous est comme le microcosme de la vie en son jaillissement premier.

Ainsi en va-t-il de ces rivières indomptables, de ces torrents de montagne ou de ces fleuves majestueux qui de tout temps ont frappé l’imagination humaine, offrant le spectacle d’une vitalité souveraine dans son accord à la terre. Qu’on songe à la fougue printanière des gaves pyrénéens, sculptant leurs gorges dans le roc au gré de chutes et de méandres étourdissants. Ou à la lente majesté de la Loire, dessinant son ample coulée dans le velours des paysages, au rythme des saisons et des lumières changeantes.

Autant de visages d’une même liberté tellurique, d’un même « savoir » millénaire de l’eau s’accordant aux pentes pour mieux affirmer la constance de son vouloir. Et qui, de sa prodigalité sans mesure, semble nous montrer la voie d’un accord entre la docilité aux circonstances et la fidélité sans failles à un élan inaugural. Comme une leçon de vie offerte à ciel ouvert, où la fluidité naît à chaque instant de l’épousaille entre un désir et les formes d’un monde offert.

C’est qu’il y a dans le mouvement de l’eau, pour peu qu’on sache le contempler avec les yeux de l’âme, un étrange pouvoir de résonance, une vertu secrète d’analogie avec les paysages les plus intimes de la psyché. « Je ne peux regarder un ruisseau sans éprouver un frisson », disait Goethe, comme si dans le plus humble des écoulements, se devinait l’énigme de toute vie en quête de sa forme et de son accomplissement. Énigme d’un flux qui tout à la fois s’abandonne et s’oriente, jouant des accidents du relief comme autant d’occasions d’un rejaillissement créateur.

Et c’est bien cet entrelacs de réceptivité et d’affirmation, cette dialectique subtile de l’obstacle et de son dépassement que nous donne à méditer notre citation, à travers l’évocation de la rivière « choisissant ses descentes ». Car ce choix n’a rien de l’imposition arbitraire d’un projet tout-puissant : il est bien plutôt ce jeu patient du possible, cet art d’épouser les lignes de moindre résistance pour y tracer, à force d’insinuation et de souplesse, le sillon téméraire de sa propre nécessité. Mélange de ténacité et de tactique par où le vivant ne cesse de négocier avec un réel rétif, pliant son vouloir propre à l’ordre irritant des choses pour l’infléchir de l’intérieur.

Leçon de sagesse en acte, qui est peut-être le plus précieux enseignement de la rivière à l’école buissonnière de l’existence. Apprendre de son exemple à faire de chaque entrave un tremplin, de chaque méandre imposé l’occasion d’inventer son propre style, sa manière unique d’habiter poétiquement la terre. Non dans l’hybris d’une volonté sans limites, mais dans la patiente écoute des possibles que recèle chaque situation, chaque parcelle de monde offerte à notre pouvoir de reprise et de métamorphose.

Ainsi se dessine, au miroir de l’eau créatrice, quelque chose comme un art de vivre, un « savoir-couler » avec les pentes de l’existence sans jamais se résigner à la pure passivité. Art de faire nécessité du hasard, destin de la contingence en épousant le grain capricieux du réel pour y frayer, à force de choix et d’élections intimes, la voie royale d’un accomplissement. Avec la rivière pour éternelle inspiratrice, qui dans l’abandon rieur à sa propre inclination trouve l’énergie sans cesse renouvelée d’affirmer son cours, d’imposer à la part d’ombre du monde l’évidence lumineuse de son orient.

Alors ce paysage si familier, si proche de nos rêveries enfantines, se fait parchemin d’une sagesse immémoriale, livre d’images bruissant des secrets les mieux gardés de l’être et du temps. Alors le choix souverain de la rivière, son « ruissellement » tout à la fois docile et indomptable, vient réveiller en nous l’endormie, l’oubliée : cette liberté première qui en notre for intérieur ne cesse de sourdre et d’œuvrer, pente secrète de nos jours que nul obstacle n’arrête et qui toujours sous le prisme du monde poursuit son cheminement.

Pour qu’en nos vies aussi sourd ce « savoir des pentes », cette science instinctive de ménager en toute circonstance la part propice à notre écoulement. Pour qu’en nos choix, nos élans, nos décisions les plus ténues, s’affirme la constance d’une vocation intime, la probité d’un style fondé dans notre commerce amoureux avec un monde incessamment offert. Alors, pareils à la rivière douce et violente, saurons-nous ruisseler selon notre pente la plus nécessaire. Et de ce ruissellement faire œuvre vive, poème d’écume en marche vers son terme marin. Là où chaque bief, chaque écluse vaincue ouvre sur un horizon plus vaste, un ciel plus enivré d’avoir si bien su, à chaque tournant du voyage, choisir sa descente pour être pleinement rivière, fleuve accordé à son propre mystère – à son nom le plus secret.

«Plus fort que l’amour, la foi. »

Cette affirmation lapidaire, dans sa concision presque brutale, semble vouloir établir une hiérarchie inattendue entre deux des plus hautes valeurs de l’existence humaine. Comme si, dans l’ordre des forces qui gouvernent nos vies, la foi devait l’emporter sur l’amour, imposer sa prééminence comme instance suprême de sens et de dépassement de soi. Thèse à première vue déconcertante, qui vient bousculer nos représentations spontanées d’un amour souverain, seul capable d’arracher l’homme à sa finitude pour le porter à des sommets insoupçonnés de don et de sacrifice. Mais qui, par son caractère même de défi paradoxal, nous invite à interroger en profondeur la nature de ces deux élans, et le secret de leur puissance d’aimantation sur les âmes.

Pour en prendre la mesure, il convient d’abord de s’arrêter sur ce que la citation semble impliquer : à savoir une certaine commensurabilité entre amour et foi, qui autoriserait à les comparer, à établir entre eux un rapport de force ou de préséance. Comme s’il s’agissait là de deux grandeurs de même nature, deux affects fondamentaux de l’être-homme susceptibles d’entrer en concurrence pour la conquête des cœurs. Parallèle audacieux qui, en plaçant sur un même plan la ferveur religieuse et l’attachement électif à un être cher, semble d’emblée entaché d’un soupçon de confusion catégorielle, voire de réductionnisme psychologique.

Car peut-on sans autre forme de procès assimiler la foi, en tant que disposition spirituelle ordonnée à l’absolu, et l’amour humain dans ce qu’il a de plus incarné, de plus rivé à la singularité d’une rencontre ? L’adhésion inconditionnelle à un au-delà qui nous dépasse, et la relation charnelle à un autre soi-même pris dans les rets du désir et de la finitude ? Sauf à dissoudre leurs spécificités respectives dans une vague notion d' »élan » ou de « passion », il semble y avoir entre ces deux ordres un abîme de différence, qui interdit de les situer d’emblée sur le même plan.

Et pourtant, à y regarder de plus près, cette différence n’est peut-être pas aussi tranchée qu’il n’y paraît. Car s’il est vrai que la foi relève d’une Altérité radicale, excédant par principe les limites de la personne et de la relation intersubjective, l’amour quant à lui ne se réduit jamais à la simple inclination d’un individu pour un autre. En son essence la plus haute, il est lui aussi de l’ordre d’un absolu, d’un élan vers ce qui nous transcende et nous arrache à la clôture du moi. « Aimer, c’est cesser de vivre en soi », disait Teilhard de Chardin, pointant par-là cette transfiguration de l’égoïté en don et en oubli de soi qui est la marque des amours véritables.

En ce sens, la foi et l’amour humains ont bien en partage de nous mettre en rapport avec une altérité qui nous excède, de nous ouvrir à une transcendance qui met en crise nos assurances identitaires. Que ce soit sous la figure d’un Dieu unique et tout-puissant ou dans les traits aimés d’un visage, c’est toujours un appel du dehors qui vient faire effraction dans la forteresse du même, introduisant au cœur du sujet la béance du manque et du désir. Et c’est dans l’épreuve de ce dessaisissement, dans le risque assumé d’une déposition de soi que les deux expériences puisent sans doute leur exceptionnelle puissance de transformation des êtres.

Ainsi s’éclaire, par-delà leur disparité de surface, une secrète connivence entre l’élan amoureux et l’élan de foi, en tant que matrice commune d’un rapport croyant à une altérité instituée en absolu. Rapport que la tradition mystique, avec sa thématique lancinante des « noces » entre l’âme et son Dieu, n’aura cessé d’approfondir, faisant de l’amour humain la métaphore privilégiée d’une quête éperdue de fusion avec l’Aimé divin. Du Cantique des Cantiques à saint Jean de la Croix, c’est toujours le même schème nuptial qui se déploie, transfigurant la passion charnelle en modèle d’une union extatique avec le Tout-Autre.

Mais cette analogie, pour suggestive qu’elle soit, n’épuise pas à elle seule le sens de notre citation. Car en affirmant la suprématie de la foi sur l’amour, celle-ci semble postuler entre eux plus qu’une simple parenté formelle : une véritable hiérarchie en termes d’intensité ou de valeur. Comme si, au-delà de leurs affinités de structure, quelque chose dans la foi lui conférait une force et une radicalité interdites à l’amour le plus ardent. Prééminence énigmatique que l’on pourrait être tenté, en première approximation, de rapporter à une différence de « dignité » entre leurs objets respectifs : un Dieu absolu d’un côté, un être fini de l’autre.

Mais ce serait manquer l’essentiel, et réduire la foi à une simple opinion doxastique, un « tenir pour vrai » sans conséquence existentielle. Car la supériorité que lui prête notre adage semble moins tenir à la majesté de son objet qu’à une certaine posture du sujet, à une modalité spécifique de son engagement le plus intime. Si la foi est dite « plus forte » que l’amour, c’est sans doute qu’elle mobilise en l’homme des ressources inédites, un registre de radicalité existentielle que la seule passion amoureuse ne saurait activer.

Radicalité d’un pari absolu, d’une remise de soi inconditionnée à ce qui excède toute preuve et toute assurance sensible. Car là où l’amour, même le plus éperdu, s’ancre encore dans la présence tangible de l’être aimé, dans l’échange rassurant des corps et des regards, la foi quant à elle ne souffre aucun étayage, aucun gage empirique venant confirmer sa légitimité. Tout entière tendue vers un au-delà par essence soustrait à la prise, elle est cet élan vers l’invisible, ce saut dans l’abîme du sans-fond qui signent la vérité abyssale de l’existence comme être-pour-la-transcendance.

En ce sens, elle est moins une croyance qu’une décision, un choix souverain par lequel le sujet s’arrache à la finitude de sa condition pour se jeter dans l’Ouvert d’une altérité consentie comme son destin le plus propre. Là où l’amour reste le plus souvent de l’ordre d’une « passion », d’un affect subi qui s’impose à nous de l’extérieur, la foi est cet acte pur du vouloir, cette libre autodétermination qui nous fait « décréter » l’absolu en un geste d’autoposition inaugurale. Thèse que Kierkegaard poussera à son point d’incandescence, faisant du « saut de la foi » la clé d’une subjectivité arrachée à l’immanence du monde pour s’élire elle-même sur fond d’infini.

Vertige d’une liberté portée au comble d’elle-même, et trouvant dans l’excès même de son dessaisissement les ressources d’un rejaillissement paradoxal. Car c’est dans le moment même où elle renonce à toute assurance mondaine que la foi s’éprouve comme force proprement insubmersible, jaillissement inépuisable de l’intériorité souveraine. Là où l’amour, rivé au fini, reste à jamais guetté par l’angoisse de la perte et la hantise de l’incertitude, la foi quant à elle se nourrit de ce qui devrait la ruiner, tire sa vigueur indomptable de l’absence même qui creuse son objet.

Absence qui, loin d’être obstacle ou manque-à-être, devient pour elle attestation en creux d’une présence tout intérieure, celle d’un Dieu vécu non comme objet extérieur mais comme source immanente de tout jaillissement. Dieu sans visage et sans lieu que saint Augustin dira « plus intime à moi-même que moi-même », et en lequel Maître Eckhart invitera à s’abîmer comme en notre propre Néant divin. Jusqu’à cette « nuit obscure » de la foi pure, célébrée par saint Jean de la Croix comme dénuement suprême où l’âme, s’anéantissant dans les ténèbres, renaît à elle-même comme pur éclair de liberté.

Ainsi se révèle, par-delà les ressemblances de surface, l’incommensurabilité dernière entre foi et amour, comme deux régimes existentiels hétérogènes. Car si l’une et l’autre visent bien une transcendance, celle de la foi se révèle en dernier ressort comme auto-transcendance, assomption extatique du sujet en son ipséité la plus irréductible. Là où l’amour, même portée à son incandescence, reste ordonnée à la relation comme horizon ultime, trouve son accomplissement dans la fusion avec l’être aimé comme autre soi-même.

On mesure dès lors la portée du primat que notre citation accorde à la foi : plus qu’une simple hiérarchie de valeur ou d’importance, c’est une différence qualitative absolue qu’elle postule, faisant de celle-ci l’archétype même d’un rapport à l’infini vécu sur le mode du dépassement radical de la finitude. Dépassement qui est aussi, en son sens le plus haut, avènement du sujet à sa vérité abyssale de « néant créateur », de liberté sans fond trouvant en son propre vertige la force d’une position ex nihilo.

Vérité vertigineuse de l’homme comme « passion inutile » selon le mot sartrien, voué à s’inventer sur fond d’absence et à s’attester dans le risque d’un projet sans garantie dernière. Mais vérité exaltante aussi, qui fait signe vers des possibilités d’existence affranchies de toute tutelle, livrées à la pure générosité d’un acte origine et sans raison. Et dont l’épreuve de la foi, en son intransigeance hyperbolique, serait comme la voie royale, l’initiation suprême éveillant le moi à sa souveraineté de néant s’élisant sur l’abîme.

Dès lors, par-delà son inégalité foncière face à l’amour, la foi se révèle comme le vecteur privilégié d’un approfondissement existentiel appelé à informer tous les secteurs de la vie. Bien loin de s’épuiser dans des querelles théologiques ou des choix confessionnels, elle s’avère comme dimension constitutive du « devenir-soi », comme opérateur décisif de l’avènement du sujet à sa pleine stature spirituelle. Non plus affect contingent et partiel, mais pivot secret autour duquel se renversent tous les ordres de réalité, se transmue la teneur même de notre être-au-monde.

Transmutation dont la portée, pour excéder les seuls enjeux de la croyance religieuse, ne saurait pour autant s’y réduire. Car c’est bien d’une « foi laïque » qu’il s’agit ici, au sens d’une exigence intérieure de dépassement faisant signe, par-delà le donné des situations et le jeu des passions humaines, vers l’inconditionné d’une liberté intégralement responsable d’elle-même. Foi anthropologique, dont les grandes figures de solitaires et de révoltés, d’Abraham à Prométhée, dessineraient comme l’archétype intemporel.

Alors, par-delà le heurt des amours et des croyances, se profilerait un homme nouveau, un « sujet » au sens fort assumant dans l’épreuve du vertige et de l’angoisse les défis d’un humanisme à hauteur d’absolu. Un homme « capable de Dieu » selon le mot de Ricœur, non comme soumission à une altérité écrasante mais comme assomption créatrice de sa propre transcendance, sur fond d’une finitude assumée comme chance et comme tâche. Pour qu’en toute existence, fût-ce la plus humble, puisse se lever l’aurore d’une liberté irréductible, seule à la mesure des exigences abyssales de la foi.

Loin des querelles d’école et des clivages factices, telle pourrait être en définitive la leçon vivifiante de notre adage. Non comme l’énoncé dogmatique d’une hiérarchie des valeurs, mais comme l’invite pressante à un dépassement sans horizon assignable, une « réforme de l’entendement » en acte faisant droit à ce qu’il y a de plus haut et de plus profond en l’homme. Avec pour seule boussole cette petite phrase en forme de défi : « Plus fort que l’amour, la foi. » Plus fort que tout ce qui nous rive à nos attaches et nos finitudes, l’élan d’une liberté portée à son incandescence. Et dans les vicissitudes de chaque existence exposée, la puissance d’arrachement d’un absolu vécu à même la chair du relatif, comme l’ultime visage de notre humanité toujours en passion d’elle-même.

«Lorsque la compétence fait défaut, l’extravagance s’affirme.

Cette formule lapidaire, sous ses airs de sentence définitive, semble vouloir énoncer une loi générale gouvernant les ressorts de l’agir humain. Comme si, en l’absence d’un savoir-faire dûment maîtrisé, la tentation était grande de verser dans l’excès et la démesure, de chercher à masquer ses lacunes par un étalage de singularité outrancière. Derrière l’apparente simplicité du propos se profile ainsi une vision pour le moins ambivalente de la nature humaine, prompte à suppléer aux manques de l’aptitude par les fastes de l’esbroufe. Mais aussi une interrogation en creux sur les conditions d’un accomplissement véritable, qui saurait allier la rigueur d’un métier à la hardiesse d’un style assumé.

Pour déplier les implications d’une telle thèse, il convient d’abord de s’arrêter sur les deux termes clés qui l’articulent, et la tension qu’elle établit entre eux. D’un côté la compétence, entendue comme maîtrise d’un savoir-faire, comme capacité à réaliser une tâche de manière efficace et adaptée. De l’autre l’extravagance, c’est-à-dire ce qui sort des bornes de la normalité, ce qui s’affranchit des codes et des usages en vigueur de manière ostentatoire. Comme s’il y avait entre les deux notions une sorte d’exclusion réciproque, une antinomie fondamentale vouant l’incompétent à chercher refuge dans les marges de l’excentricité.

Cette opposition tranchée a quelque chose de l’évidence du bon sens, rejoignant l’intuition immédiate d’un lien entre le manque de maîtrise et la propension à « en faire trop ». Ne dit-on pas familièrement qu’on ne prête qu’aux riches, suggérant par-là que seuls ceux dont l’assise est solide peuvent se permettre fantaisie et audace sans craindre pour leur crédibilité ? A contrario, l’extravagance de celui dont les bases sont incertaines apparaîtra vite comme une fuite en avant, une manière de jeter de la poudre aux yeux pour dissimuler un empereur bien peu vêtu.

Cette sagesse des nations semble trouver dans le champ de la création un terrain d’élection, comme en témoigne le lieu commun opposant volontiers le génie sobre et maîtrisé au médiocre se réfugiant dans la surenchère. À l’artiste accompli qui, fort de sa science, peut se permettre l’audace d’une touche ou d’un accord, on opposera le suiveur besogneux condamné à singer l’inspiration par la multiplication d’effets tape-à-l’œil. Ou le penseur rigoureux allant à l’essentiel, quand le sophiste masque la vacuité de son propos sous les fioritures d’une rhétorique ampoulée.

Autant de poncifs qui, par-delà leur banalité, semblent attester d’une méfiance ancrée envers toute forme de démesure venant compenser un déficit de qualification. Méfiance d’autant plus vive qu’elle s’enracine dans une certaine conception du travail et du mérite, fondée sur la valorisation de l’effort et de l’abnégation. Dans un monde où la compétence s’acquiert à force de labeur et de constance, le raccourci de l’extravagance ne peut apparaître que comme une imposture, une manière malhonnête de griller les étapes d’un parcours exigeant.

Mais cette vision quelque peu puritaine des chemins de l’excellence ne risque-t-elle pas, à trop vouloir fétichiser la norme du « bien faire », de manquer quelque chose d’essentiel à la dynamique créatrice ? À savoir cette part d’intempestif, voire de déraisonnable, par où l’invention authentique fait effraction dans l’ordre codifié des savoirs et des pratiques ? Ce qu’il peut y avoir de fécond dans un certain forçage des cadres, dans une prise de risque bousculant les attendus d’une compétence par trop assurée d’elle-même ?

C’est que l’opposition frontale entre maîtrise et démesure, pour évidente qu’elle paraisse, pourrait bien manquer la dialectique plus subtile qui se joue entre les deux. Dialectique de la contrainte et de son dépassement, de la règle frayant paradoxalement sa voie par l’écart et la « faute » assumés. Ainsi de ces audaces picturales qui, de Manet à Van Gogh, ont dû en passer par une dislocation délibérée des codes perceptifs et techniques de leur temps. Ou de ces fulgurances poétiques puisant à la source d’un dérèglement rimbaldien « de tous les sens », bousculant la métrique et la syntaxe pour faire sourdre une parlure inouïe.

Autant de témérités qui, loin de consacrer l’impéritie de leurs auteurs, se révèlent a posteriori comme des actes refondateurs de leurs disciplines, repoussant les limites de ce qu’il est possible de faire et de dire dans leur champ. Et ce au prix assumé d’un moment d’aveuglement, d’une plongée volontaire dans l’inconnu qui est aussi pari sur l’incompréhension, sinon la dérision du public installé. Comme si l’innovation véritable exigeait toujours peu ou prou d’en passer par cette épreuve initiatique de la marginalité, de l’extravagance perçue avant d’être rattrapée par la reconnaissance.

Dès lors c’est la nature même du lien entre compétence et extravagance qui se trouve réquisitionnée, révélant entre les deux une articulation plus complexe qu’il n’y paraît. Car loin de s’exclure mutuellement, il semble au contraire qu’elles s’appellent et se relancent dans la dynamique d’un dépassement sans fin. L’extravagance, cessant d’être le cache-misère de l’incompétent, se révèle alors comme le levier même d’une compétence en devenir, l’opérateur de sa propre transmutation par-delà ses limites acquises.

Transmutation qui n’a rien d’une pure et simple liquidation de l’héritage, mais qui s’apparente davantage à cette « trahison créatrice » par laquelle, selon la formule d’André Gide, on ne saurait devenir soi-même qu’en engendrant du neuf à partir du legs reçu. Penser ici le rapport fécond de celui qui, ayant patiemment assimilé la tradition de son art, trouve dans ce socle la ressource même d’un écart productif, d’un pas de côté régénérant les codes sclérosés. Loin de toute table rase, mais dans un geste d’appropriation critique appelant pour se déployer la pleine possession des règles qu’il s’agit de dépasser.

Ainsi se dessine, en deçà des oppositions massives, une dialectique plus retorse de la compétence et de l’extravagance, comme deux polarités sans cesse reconduites d’un même processus créateur. Dialectique du même et de l’autre, de la continuité et de la rupture, par où chaque contraire trouve dans son vis-à-vis de quoi se régénérer et se dépasser vers une figure inédite. Avec cette intuition vertigineuse que c’est peut-être au plus profond de la norme, dans l’excès de rigueur et de maîtrise, que se cachent les ferments de sa propre subversion, les lignes de fuite par où s’inventer un dehors, un autrement.

À cet égard la posture de l’excentrique, pour peu qu’elle ne se réduise pas à une singularité de parade, pourrait bien avoir valeur de parabole, d’apologue éclairant en sous-main les ressorts cachés de toute compétence véritable. En s’affranchissant ostensiblement des carcans de la convenance, en osant assumer jusqu’à la provocation sa part de différence irréductible, l’extravagant ne ferait que porter à l’incandescence une vérité tapie au cœur de toute excellence : à savoir qu’elle ne saurait jamais être simple reproduction mais toujours recréation, engendrement risqué du neuf sur fond d’un donné premier.

Vérité exigeante, précaire, qui est comme l’étoffe secrète dont se tisse une compétence digne de ce nom. Non comme attribut stable et définitif, mais comme aptitude toujours rejouée à frayer sa voie propre au cœur d’un déjà-là, à y forcer des lignes de dérive et de création. Sans craindre pour ce faire d’avoir à tutoyer la marge, à éprouver en soi-même ce tremblement des bords par où s’annoncent les naissances à venir. Quitte à encourir malentendus et quolibets, mais sachant qu’ils sont le prix à payer pour que s’écrivent, aux lisières des savoirs constitués, les partitions inouïes d’un futur déjà là.

Alors l’extravagance, loin d’être ce dévoiement qui guette l’incompétent, se découvre comme la chance même de la compétence, la pointe vivante qui l’arrache à l’entropie d’une reproduction mécanique. Alors se dessine, par-delà les clôtures disciplinaires, une secrète connivence entre tous les vrais créateurs. Qu’ils œuvrent dans le silence de l’atelier, l’espace nu de la page ou le tumulte des avant-gardes, les voilà unis par ce même goût de la ligne qui dérape et bifurque, de la forme qui s’échappe d’elle-même pour frayer l’inconnu.

Et c’est peut-être là, dans cette extravagance à bas bruit, loin des postures et des esbroufes faciles, que se terrent les véritables audaces. Celles qui ne cherchent pas les fastes du spectacle ni les suffrages médiatiques, mais creusent patiemment leur sillon jusqu’à ce point où resurgit, par éclairs, l’intempestif, le pas-encore-codifié. Jusqu’à ces zones d’indécidable où les savoirs constitués touchent à leur part nocturne, et où soudain s’ouvrent sur leurs marges d’insoupçonnées lignes de fuite.

Telle pourrait être en définitive la leçon de notre songerie, qui des platitudes initiales nous aura menés à une tout autre idée du rapport entre norme et transgression. En nous révélant dans l’extravagance non l’Autre absolu de la compétence, mais sa face cachée, son double complice secrètement lovés en son tréfonds. Et dans la singularité excentrique la chance sans prix d’une individuation, seule à même d’arracher le talent à sa répétition monotone.

Alors s’inverse magiquement la vapeur, et c’est la compétence trop sûre d’elle-même qui tourne à la bedonnante suffisance, là où l’extravagance se révèle fine pointe d’insoumission créatrice. Alors se dessine, par-delà l’opposition factice du sage et du fou, un air de famille inattendu entre tous les forçats de la nouveauté. Qu’ils cultivent la délicatesse d’un maniérisme discret ou l’outrance d’une provocation millimétrée, les voilà frères en subversion douce, en trahison féconde.

Pour qu’au cœur même de la norme à réinventer, dans l’épaisseur reprisée des codes et des savoirs, sourd encore et toujours la possibilité d’un écart, d’une licence poétique. Et qu’au plus loin de la bienséance satisfaite resurgisse l’éclat d’un geste inaugural, rénovant les routines du sens par la fraîcheur d’un pas de côté. Alors pourrons-nous, braconniers des lisières et contrebandiers du neufs, faire nôtre la belle exigence d’Henri Michaux: « Voir grand. Voir nécessairement autre. Autrement. Tout est à refaire. À recommencer. Autrement. A redire mieux. » Tel est le défi des vrais maîtres extravagants, infatigablement à l’œuvre dans l’ombre des disciplines. Et la chance, offerte à chacun, d’éprouver en soi-même combien la plus rigoureuse des competénce n’est jamais que l’antichambre d’une folie qui point, d’une divine idiotie porteuse des renaissances prochaines.

«Dans une société, lorsque le matériel prime sur l’immatériel, sa décadence est latente. »

Cette sentence lapidaire, sous ses airs de prophétie sombre, semble vouloir nous mettre en garde contre une dérive fatale qui guetterait nos sociétés modernes : celle d’un primat accordé aux biens tangibles et aux satisfactions immédiates, au détriment des valeurs spirituelles et des finalités idéales censées orienter l’aventure humaine. Comme si, en perdant le sens de la transcendance et du dépassement de soi, nos civilisations couraient le risque d’une aboulie généralisée, d’une incapacité croissante à se projeter dans un au-delà mobilisateur. Jusqu’à cet enlisement dans l’immanence qui pour l’auteur de la citation signe le début imperceptible d’une décadence, d’une entropie collective menaçant à terme l’édifice même du social.

Intuition à première vue séduisante, nourrie qu’elle est d’une longue tradition de méfiance philosophique envers les tentations de l’ici-bas. Depuis au moins Platon opposant le monde sensible des apparences à la sphère intelligible des Idées éternelles, toute une lignée de penseurs n’a cessé de dénoncer les périls d’un attachement excessif aux réalités matérielles, accusé de détourner l’homme de sa vocation spirituelle. Que ce soit au nom d’une condamnation morale des plaisirs « grossiers » du corps, ou d’une critique de l’aliénation induite par le règne de la marchandise, c’est toujours le même procès qui est instruit : celui d’une humanité dévoyée par sa quête de satisfactions immédiates, et qui sacrifierait les exigences de l’esprit aux sirènes de la jouissance éphémère.

Procès dont on connaît les attendus, et qui semble trouver dans les évolutions les plus récentes la confirmation de ses sombres augures. Comment ne pas voir en effet, dans le triomphe actuel d’un capitalisme consumériste érigé en horizon indépassable, le signe inquiétant d’une dérive matérialiste de nos sociétés ? Que penser de cet hyper-individualisme exacerbé par la multiplication des biens et des sollicitations marchandes, et qui semble dissoudre toute appartenance collective dans la seule quête éperdue de la jouissance privée ? Que dire de cette tyrannie du court terme et de la satisfaction immédiate, qui paraît ruiner les fondements mêmes d’un projet politique tourné vers le dépassement et le bien commun ?

Autant de constats qui peuvent donner le sentiment d’un délitement irréversible, d’une perte de sens généralisée dans des sociétés n’ayant plus pour boussole que l’accumulation indéfinie de biens matériels. Et accréditer l’idée d’une « décadence » rampante, d’autant plus pernicieuse qu’elle se dissimulerait sous les dehors chatoyants de l’abondance et du divertissement perpétuel. Décadence « latente » donc, qui telle une maladie sournoise progresserait masquée pour mieux ronger de l’intérieur les ressorts de la cohésion sociale et du projet collectif.

Pour autant, cette vision binaire opposant un âge d’or spirituel à une modernité livrée aux démons du matérialisme ne risque-t-elle pas d’être simplificatrice, voire carrément réactionnaire dans ses attendus ? N’y a-t-il pas quelque biais théologique dans cette conception pessimiste du devenir historique, qui tend à n’y voir qu’une longue dégradation par rapport à un état d’innocence originelle ? Et quelque relent aristocratique dans cette condamnation en bloc des aspirations « vulgaires » au bien-être matériel, dont on sait pourtant combien elles furent le moteur des luttes d’émancipation sociale ?

À bien y regarder, cette thèse du primat de « l’immatériel » comme condition de vitalité des civilisations n’a en effet rien d’une évidence anthropologique. Elle est même fortement située dans l’espace et dans le temps, étroitement liée à une certaine conception chrétienne puis idéaliste du monde qui fait de la « chair » le tombeau de l’esprit. Mais bien d’autres cultures ont su penser une articulation plus subtile entre l’ordre des corps et celui du sens, voyant dans l’attachement aux réalités concrètes non l’antithèse mais la condition d’une spiritualité accomplie. Que l’on songe aux sagesses orientales cultivant le sentir comme voie d’éveil, ou aux cultures animistes sacralisant les forces vives de la matière…

C’est dire s’il faut se garder d’universaliser le schéma dualiste sous-tendant notre citation, et le soupçon qu’elle fait peser sur tout progrès matériel. Car après tout, ce que nous nommons « modernité » n’est-il pas aussi le fruit de revendications portées en vue d’améliorer la condition terrestre de l’humanité ? Des premières révoltes paysannes aux luttes ouvrières, de l’humanisme de la Renaissance aux Lumières émancipatrices, ce sont bien des aspirations « matérialistes » à une vie meilleure qui ont le plus contribué à ébranler l’ordre traditionnel. Et à faire advenir ces mutations décisives que furent la sécularisation des institutions, les progrès de la technique ou la démocratisation des conditions.

En ce sens, le primat accordé au « matériel » apparaît moins comme le symptôme d’une décadence que comme l’expression d’un idéal proprement moderne : celui d’une cité terrestre où la libération des besoins et l’accroissement du bien-être collectif seraient la condition d’un épanouissement humain généralisé. Idéal des Lumières d’une émancipation passant par la maîtrise de la nature et l’organisation rationnelle de la production, contre l’arbitraire des dominations transcendantes. Et dont la traduction concrète fut l’avènement des démocraties libérales fondées sur la souveraineté populaire et la garantie des droits individuels, à commencer par celui de propriété.

Que cet idéal ait pu dégénérer et servir de caution à de nouvelles formes de sujétion n’enlève rien à sa puissance émancipatrice initiale. Et nous rappelle que la quête « matérialiste » du bonheur terrestre, loin d’être forcément complice du désenchantement, fut d’abord une extraordinaire force de progrès et d’arrachement à la nuit de la tradition. De même que les avancées de la science et de la technique, si elles charrient de redoutables menaces, n’en restent pas moins ce par quoi s’affirme la puissance créatrice de l’agir humain, sa volonté prométhéenne d’arracher le monde à sa clôture.

Dès lors c’est la pertinence même de l’opposition entre « matériel » et « immatériel » qu’il nous faut interroger, et la conception étriquée de l’humain qu’elle véhicule. Car ce dualisme n’a-t-il pas pour effet de dévaluer la dignité du sensible, et de minorer l’ancrage irréductible des valeurs dans l’épaisseur concrète de l’existence vécue ? Comme le rappelait Nietzsche, « l’esprit » n’est jamais que le prolongement sublimé de la « grande raison » du corps, l’idéalité une stylisation de la vitalité qui sourd de notre être charnel. Et c’est méconnaître la puissance d’affirmation de la vie que d’en faire le pôle dégradé d’une spiritualité exsangue, qui ne toucherait sa pureté qu’à congédier le monde d’ici-bas.

À cette vision ascétique, il faut opposer la plénitude d’un matérialisme bien compris, sachant honorer la force créatrice de la matière tout en y traçant des lignes d’élévation et de dépassement. Matérialisme « enchanté » pour lequel l’immanence n’est pas tombeau de la valeur, mais texture même dont se tissent nos idéaux et nos songes, secrètement œuvrés qu’ils sont par la grande patience des siècles et des espoirs nourris à même la terre. Et qui dans la pesanteur des jours sait pressentir le ferment des lendemains qui chantent, dans le silence buté des choses la latence d’un sens qui ne demande qu’à s’épanouir.

Loin de tout angélisme donc, mais dans le refus également de tout soupçon porté sur la dignité de l’ici-bas. Avec la conviction que c’est au cœur même de la « prose du monde », dans la rugosité sans gloire des êtres et des tâches, que se joue la possibilité d’une spiritualité à hauteur d’homme, voyant dans la quête millénariste du mieux-vivre le chemin royal de l’émancipation. Non comme dénégation de la finitude, mais comme son assomption entreprenante, obstinée à transmuter la finitude en promesse, la mortalité en appel à faire œuvre de beauté.

Alors l’opposition tranchée de notre citation se révèle dans son schématisme, qui est autant épistémique que politique. Alors se dessine la nécessité d’une approche plus dialectique du progrès humain, sachant nouer les contraires dans le mouvement d’un dépassement salvateur. Pour faire de « l’immatériel » non l’antithèse mais l’horizon régulateur du « matériel », la ligne de fuite utopique qui l’arrache à sa clôture. Et du travail patient de la matière la matrice vibrante où s’engendrent, à même les pesanteurs du donné, les trouées fragiles du sens et de l’idéal.

Dialectique exigeante, qui est le lot peut-être de nos modernités inquiètes, soucieuses de « re-matérialiser » nos rêves d’absolu. Non pour les dissoudre dans l’opacité du monde, mais pour leur insuffler la vigueur charnelle sans laquelle ils virent à l’idéologie mensongère. Avec la certitude que c’est de notre ancrage dans le commun de la terre et des tâches que sourd, telle une sève, ce désir d’élévation qui est le plus précieux héritage de l’humaine condition.

Ainsi, par-delà son simplisme de façade, la formule dont nous faisons ici méditation se révèle riche d’enseignements, pour peu qu’on accepte de la soumettre au crible d’une raison émancipée des dualismes. Alors, entre « matériel » et « immatériel », se dessine la voie étroite d’une relève de l’humain par lui-même, dans le défi toujours renouvelé d’honorer sa grandeur sensible. Avec la conviction que c’est au plus obscur de notre corporéité, dans les replis de la glèbe et du labeur, que se tissent en secret les linéaments ténus de notre dignité d’homme.

Telle pourrait être la leçon ultime de ce détour, qui des facilités polémiques du propos initial nous aura menés à une sagesse plus modeste et plus exigeante. Celle d’une humanité qui, ayant désappris les ivresses de l’incarnation comme celles de l’envol, se sait pétrie de terre et de songe inextricablement mêlés. Et puise dans cette lucidité même la force d’un consentement émerveillé au miracle d’être là, corps et âme indissociés dans le miroitement du monde.

Pour qu’au plus loin des renoncements, en amont des pensées mutilantes, sourd encore et toujours l’énergie fragile qui depuis l’aube des temps nous tient debout. Cette puissance de persévérer dans notre être, de réenchanter sans cesse l’humble glaise dont nous sommes faits. Et d’y tracer, à force de ferveur et de labeur mêlés, le sillon têtu d’un espoir à dimension d’homme. Utopie incarnée qui jamais ne désarme, mais qui jamais non plus, pour se déployer, n’exige que l’on s’ampute de sa condition.

«Pour être entière, la beauté physique doit s’accomplir dans les trois dimensions de l’Espace. »

Cette affirmation péremptoire, en sa concision fulgurante, semble vouloir nous livrer la clé d’une esthétique nouvelle, fondée sur une conception résolument spatiale de la beauté corporelle. Comme si celle-ci, loin de se réduire à la planéité d’une belle image ou à l’idéalité d’un canon abstrait, ne pouvait déployer toute sa puissance qu’en investissant les trois dimensions du réel, en s’incarnant dans l’épaisseur concrète d’un volume habité. Thèse audacieuse qui, en faisant de l’espace le lieu même où s’engendre et s’éprouve le beau, vient bousculer nos représentations spontanées du corps désirable, trop souvent tributaires d’un modèle pictural hérité de la tradition classique.

Pour prendre la mesure d’une telle proposition, il faut d’abord s’arrêter sur ce qu’elle semble récuser en creux : à savoir une certaine conception de la beauté comme pure forme visuelle, réductible à l’harmonie de lignes et de couleurs s’offrant au regard sur le mode de la contemplation désintéressée. Conception héritée de la peinture et relayée par la photographie, qui tend à aplatir le corps en une image idéale, figée dans la perfection intemporelle de ses proportions et de ses contours. Beauté conçue comme spectacle à distance, s’adressant à un œil désincarné qui en goûterait la grâce sur le mode purement optique d’une saisie instantanée.

Or c’est précisément cette réduction du beau physique à sa seule dimension visible que notre citation semble vouloir contester, en y opposant l’exigence d’un accomplissement dans « les trois dimensions de l’Espace ». Comme si la véritable beauté du corps ne pouvait se déployer qu’en débordant l’ordre du visuel, pour envahir le champ tout entier de notre expérience sensible. Non plus pure forme offerte à la contemplation frontale, mais présence incarnée venant nous envelopper de son rayonnement, nous affecter dans la plénitude de notre être-au-monde.

Car la spatialité dont il est ici question n’est pas celle, abstraite et isotrope, de la géométrie ou de la physique. Elle est cet espace vécu, incarné, qui est la chair même de notre expérience, le sol originaire de notre inscription corporelle. Espace qui n’est pas un simple contenant homogène, mais un milieu orienté et qualitativement différencié, traversé de directions de sens et investi d’une certaine tonalité affective. Comme l’a magistralement montré la phénoménologie, c’est toujours depuis notre « ici » charnel que nous faisons l’épreuve du monde, dans un entrelacs indissociable du sentir et du se-mouvoir.

Dès lors, dire que la beauté physique doit s’accomplir dans les trois dimensions de l’espace, c’est affirmer la nécessité pour elle de s’inscrire dans cette spatialité vécue, de venir en épouser les plis et les reliefs pour y déployer sa puissance d’affection. C’est faire du corps non plus un objet inerte offert au regard, mais un foyer de sens et d’expressivité venant irradier l’espace alentour, le charger de sa présence intense et rayonnante. Beauté volumineuse, donc, qui se donne dans l’épaisseur d’une chair en mouvement, et trouve dans l’amplitude de ses gestes, la plénitude de ses courbes l’occasion d’une véritable mise en espace de son être.

On pense ici à la danseuse qui, de tout son corps noué, dément démène l’espace autour d’elle, le sculpte de ses arabesques et de ses voltes pour en faire le théâtre d’une beauté jaillie du mouvement même. Ou à l’athlète lancé à pleine vitesse, dont le galbe fuselé vient fendre l’air comme une flèche, traçant dans son sillage une figure éphémère mais souveraine de pure élégance dynamique. Autant d’exemples d’une beauté physique en acte, tout entière contenue dans la trace évanescente d’un corps conjugué à l’espace, d’un geste souverain venant y inscrire sa fulgurante perfection.

Mais cette exigence d’un déploiement spatial de la beauté corporelle ne vaut pas seulement pour ces états-limites où le mouvement se fait danse ou performance. Elle s’atteste, plus secrètement, dans le grain même de nos attitudes et de nos postures les plus quotidiennes, pour peu qu’on sache y être attentif. Dans la grâce d’une nuque penchée ou l’abandon d’un corps assoupi, dans le galbe d’un bras tendu ou le creusement d’un dos ployé, c’est toujours la même puissance plastique qui est à l’œuvre, informant l’espace alentour de son rythme et de sa respiration propres.

Beauté des corps au repos, saisis dans la vérité sculptée par une existence, et qui de leurs plis les plus secret, de leurs torsions les plus infimes composent l’espace expressif d’une manière d’être au monde. Beauté des silhouettes furtivement aperçues, dont la ligne sinueuse ou la cambrure altière vient un instant trouer l’horizon de sa griffe de perfection. Autant d’épiphanies du beau à même les trois dimensions du monde vécu, qui ne doivent rien au cadastre fantasmatique des canons mais tout à la rencontre, toujours située, d’une forme vivante et d’un regard qui s’y abîme.

Car cette beauté volumineuse, jaillie de l’étreinte du corps et de l’espace, ne prend sens qu’éprouvée depuis un point de vue incarné, un œil lui-même pris dans l’épaisseur du monde. Loin de l’utopie d’un regard survoltant, planant au-dessus des choses pour en contempler la perfection isolée, elle engage la vérité d’une coprésence, d’un entrelacs charnel où voyant et visible ne cessent d’échanger leurs qualités. Beauté qui n’est plus spectacle subi mais expérience partagée, où celui qui voit se trouve enveloppé et altéré par cela même qu’il contemple, au point de ne plus savoir qui, du corps ou de l’espace, est au juste le foyer du rayonnement.

On mesure alors combien une telle conception bouleverse en profondeur notre commerce esthétique avec les corps, et les critères mêmes à l’aune desquels nous en jaugeons la beauté. Car ce qui se trouve ici récusé, c’est l’idée même d’une perfection formelle existant en soi, indépendamment de sa mise en situation concrète dans un espace habité. Ce qui se trouve congédié, c’est le fantasme d’un beau idéal et intemporel, abstrait des conditions réelles de son effectuation dans la trame sensible d’un monde partagé.

A cette vision désincarnée, notre citation oppose l’exigence d’un beau « atmosphérique », tout entier contenu dans la rencontre toujours neuve d’une présence et d’une spatialité vécues. Beauté « aérienne » qui, loin de se laisser figer dans l’éternité glacée d’un concept, ne se livre que dans l’instant fugitif d’une apparition, d’une épiphanie charnelle aussitôt évanouie. Et trouve dans cette précarité même, dans cette résistance à toute saisie définitive, l’aura qui nimbe les évènements rares et précieux de l’existence.

Alors, par-delà son apparent radicalisme, la thèse ici défendue débouche sur une conception étonnamment subtile et nuancée du beau corporel. Conception affranchie des hiérarchies du goût et des stéréotypes du désirable, pour ne plus faire dépendre la beauté physique que de son aptitude à irradier poétiquement l’espace alentour. A y faire évènement d’une présence intense, d’un style d’incarnation à nul autre pareil venant un instant saturer le monde de son éclat fugace. Loin de tout essentialisme donc, mais au plus près du battement secret qui rythme la chair du monde et y fait sourdre, çà et là, l’étincelle du beau.

C’est dire que l’enjeu d’une telle esthétique est aussi éthique, tant elle engage une certaine manière d’être-au-monde et d’aller à la rencontre d’autrui. Car c’est à une véritable ascèse du regard qu’elle nous convie, à une réforme de notre sensibilité que ne se contente plus des joies étriquées de la contemplation lointaine. Mais qui accepte de se laisser affecter, altérer au contact du corps des autres, d’épouser au plus intime le grain de leur être-là pour en éprouver la secrète beauté. Regard en quelque sorte « tactile » qui, à travers la densité d’une forme ou la grâce d’un geste, pressent la merveille d’une existence nouant à sa façon singulière le corps et l’espace.

Alors la quête du beau physique, loin de nous couper du monde dans une élation autistique, devient puissance de reliaison, attention prodiguée à la trame sensible qui nous enlace et fait de nous les dépositaires émus de ses trésors épars. Alors cette beauté atmosphérique vers laquelle fait signe la citation, beauté grosse du monde et comme infiltrée de sa rumeur, se fait appel à décloisonner nos élans esthétiques. A les disséminer dans la chair même du quotidien, au ras des choses et des êtres qui en composent le tissu bariolé.

Loin de tout purisme donc, mais dans un geste d’hospitalité consentant à se laisser envahir par la profusion du réel, pour y cueillir en chaque corps, en chaque espace la promesse d’une épiphanie. Avec l’assurance que la beauté, pour être vraiment « entière », doit embrasser l’épaisseur sans réserve du monde vécu, s’y love au plus humble et au plus charnel. Et cette certitude, au fond, que le moindre de nos pas, la moindre de nos rencontres peut à tout instant, pour peu qu’on s’y rende disponible, s’avérer le creuset miraculeux d’un resplendissement.

Ainsi, par-delà son coupant paradoxal, la formule ici méditée ouvre sur une vision généreuse et comme enchantée de notre commerce esthétique. Vision réconciliant le proche et le lointain, l’humble et le sublime dans la ferveur d’une beauté en acte, obstinément nouée à l’étoffe sensible de nos jours. Pour faire de l’espace tout entier, de la scène la plus vaste au recoin le plus dérobé, le théâtre sans cesse réinventé de nos émerveillements, le lieu même où l’absolue présence des corps vient illuminer nos vies de son éclat éphémère.

Puissions-nous alors entendre cette leçon, et laisser infuser en nous cette sagesse d’un regard neuf, attentif à discerner en chaque être la souveraine beauté de son ancrage au monde. Alors, peut-être, le moindre bougé, la moindre inflexion d’une silhouette se feront-ils le signe d’une perfection secrète, nouant l’espace au corps dans l’évidence d’un accord. Et la beauté, cessant d’être l’apanage lointain de créatures idéales, se découvrira à portée de main, de regard – infiniment prodiguée dans la moindre de nos rencontres, le plus ingrat de nos paysages humains. Intensifiés soudain de se savoir dépositaires, eux aussi, d’une plénitude à cueillir et partager sans mesure.

«Autant la couleur a ses variantes, autant la douleur en a les siennes. »

Cette phrase, dans sa formulation elliptique et poétique, semble vouloir nous dire quelque chose d’essentiel sur la nature même de la douleur, sur la façon dont elle se décline et se module au gré des expériences singulières qui la font naître. En la comparant à la couleur et à ses innombrables nuances, elle suggère que la douleur n’est pas une réalité monolithique et invariante, mais un phénomène éminemment plastique, susceptible d’une infinité de variations qualitatives en fonction des contextes et des vécus qui lui donnent corps. Intuition profonde, qui vient bousculer nos représentations spontanées d’une douleur univoque et identique pour tous, en nous invitant à une phénoménologie patiente de ses manifestations concrètes.

Car qu’est-ce au juste que la douleur, sinon cette expérience universelle et pourtant irréductiblement singulière, cette épreuve intime du corps et de la psyché que chacun éprouve à sa façon unique ? Avant d’être un concept abstrait, une entité nosographique répertoriée par la médecine, elle est d’abord cette tonalité affective qui vient teinter notre rapport au monde, cette modalité particulière de notre « être-au-monde » lorsque celui-ci se fait souffrance et affliction. En ce sens, elle a bien la texture concrète d’un vécu, d’une « chair » primordiale en-deçà de toute objectivation par la pensée.

D’où la pertinence de la comparaison avec la couleur, cet autre donné sensible immédiat qui informe notre expérience perceptive. De même que le rouge ou le bleu ne sont pas de pures longueurs d’onde mesurables, mais des qualités vécues dans l’épaisseur d’une sensation, de même la douleur ne se laisse pas réduire à un simple processus neurophysiologique, mais s’éprouve dans la densité d’une conscience incarnée. Et de même que chaque nuance colorée a sa tonalité propre, son grain incomparable, de même chaque douleur a son timbre singulier, sa manière unique de résonner dans le corps-psyché.

Cette unicité, c’est d’abord celle qui tient à la diversité même de nos sensibilités, au fait que chaque corps, chaque chair est une histoire, une sédimentation de mémoires et d’affects qui modulent notre rapport à la douleur. Que l’on songe à ces seuils de tolérance si variables d’un individu à l’autre, à la façon dont certains semblent en quelque sorte « doués pour la douleur », quand d’autres paraissent fissurés au moindre choc. Ou à ces bizarreries idiosyncrasiques qui font réagir tel corps à des stimuli apparemment anodins, quand tel autre semble blindé contre les pires sévices. Autant de variations inexplicables qui disent combien l’expérience de la douleur s’enracine dans l’épaisseur d’une histoire, d’un inconscient somatique largement inaccessible.

Mais l’irréductible singularité de la douleur tient aussi à la multiplicité de ses causes et de ses visages, à l’infinie diversité des épreuves et des pathologies qui peuvent lui donner naissance. Car souffrir d’un mal de dent lancinant, d’une migraine aveuglante ou d’un mal de dos tétanisant, ce n’est à chaque fois éprouver la douleur sous une modalité particulière, comme autant de couleurs ou de textures incomparables de la souffrance. Sans parler des douleurs de l’âme, ces peines morales qui viennent parfois redoubler l’affliction physique, lui conférant une profondeur et une noirceur inédites. Comme si à chaque fois, c’était un nouvel univers de sensations pénibles qui se déployait, appelant un vocabulaire et des images chaque fois renouvelés.

Cette diversité chromatique de la douleur, la littérature n’a cessé d’en rendre compte, elle qui de tout temps s’est efforcée de dire l’indicible des corps souffrants. Que l’on songe à l’extraordinaire lexique mis en œuvre par Daudet dans sa « Doulou », pour tenter de cerner au plus près les mille nuances de son mal : douleurs « sourdes », « lancinantes », « fulgurantes », « térébrantes »… Autant de vocables qui, par la justesse et la précision de leur frappe, parviennent à faire sentir de l’intérieur les qualités sui generis de l’expérience douloureuse. Ou aux comparaisons et métaphores dont usent les écrivains pour tenter de donner figure à l’infigurable de la souffrance, de la « plaie vive » rimbaldienne au « chien noir » de Churchill en passant par l' »hippopotame » de Flaubert.

Autant d’exemples qui montrent combien, face à la douleur, le langage est à la fois démuni et ressource infinie, contraint de puiser dans l’épaisseur sensible du monde pour dire l’indéchiffrable de la chair meurtrie. Et c’est cette inventivité métaphorique qui, en retour, nous donne à pressentir l’infinie modulation qualitative des expériences douloureuses, irréductibles à toute caractérisation univoque. Comme la couleur qui, en ses chatoiements et ses irisations sans fin, semble défier les catégories de l’entendement.

Mais cette diversité n’est pas seulement d’ordre langagier ou représentationnel. Elle engage aussi la réalité la plus concrète des pratiques et des institutions qui, dans chaque société, prennent en charge la douleur et lui donnent sens. Car on ne souffre pas de la même façon dans un hôpital contemporain, avec ses protocoles antalgiques et ses échelles d’évaluation, et dans la chambre d’un malade du Grand Siècle, livré aux aphorismes de la médecine humorale et aux soins charitables de son entourage. La douleur d’un blessé sur le champ de bataille n’est pas celle d’un grand brûlé en centre de traitement, ni celle d’un mourant en soins palliatifs. À chaque fois, c’est une autre expérience qui se configure, en fonction des savoirs, des techniques et des rituels sociaux qui l’informent.

Ainsi de la douleur de l’accouchement, éminemment plastique et variable selon les contextes culturels : vécue ici comme une malédiction qu’il faut conjurer par la péridurale, conçue ailleurs comme une épreuve initiatique qu’il faut traverser pour « mériter » son enfant… Ou de celle du deuil, codifiée de façon si diverse au fil des civilisations, du déchirement ostentatoire des pleureuses antiques au chagrin pudique et contenu de nos sociétés contemporaines. Autant de modulations qui montrent combien la douleur, loin d’être une donnée naturelle invariante, est le produit d’une construction sociale complexe, qui en infléchit profondément les résonances vécues.

Faut-il pour autant en conclure au pur relativisme culturel, et renoncer à toute universalité de l’expérience douloureuse ? Ce serait oublier que par-delà son irréductible diversité, la douleur reste ce roc de la condition humaine, cette épreuve partagée en laquelle se révèle notre vulnérabilité constitutive de vivants. Avant d’être modulée par le langage et les représentations, elle est ce « cri de la chair » qui nous rappelle à notre incarnation, à notre appartenance à cette communauté des mortels unis par leur exposition à la souffrance et à la précarité.

En ce sens, reconnaître la diversité chromatique de la douleur n’implique nullement de la dissoudre dans le kaléidoscope des vécus singuliers, mais bien au contraire d’en approfondir la vérité universelle par-delà la variété de ses occurrences. C’est parce qu’elle est cette « équation charnelle » indépassable, cette réalité transversale à toutes les existences qu’elle peut se décliner en une infinité de nuances et de tonalités, comme autant de réfractions d’une vulnérabilité partagée dans le prisme des sensibilités individuelles. Comme les variations infinies de la couleur ne font que refléter l’unicité de la lumière qui les engendre.

Ainsi, la comparaison de la douleur à la couleur n’est pas seulement suggestive sur un plan poétique ou métaphorique. Elle porte en elle une véritable leçon philosophique, en nous invitant à penser ensemble l’universel et le singulier, l’unité de la condition humaine et la pluralité de ses visages. À faire de l’expérience de la souffrance non une abstraction désincarnée, mais le lieu même d’un partage et d’une solidarité entre les vivants, par-delà la diversité de leurs épreuves. Partage paradoxal, car médiatisé par cette opacité des consciences qui fait que nul ne peut éprouver la douleur d’autrui à sa place, ni la traduire adéquatement par des mots. Mais partage essentiel, qui fait de la souffrance le ciment secret de notre commune humanité, le lieu paradoxal d’une « sympathie » au sens fort, étymologique du terme.

On mesure alors la portée à la fois descriptive et prescriptive de l’analogie déployée dans la citation. En nous donnant à penser la douleur comme spectre sensible, comme nuancier infini des peines humaines, elle nous invite dans le même geste à un approfondissement de notre capacité d’empathie, de notre aptitude à nous laisser affecter par la souffrance d’autrui sous toutes ses formes. À ne pas la réduire à une entité générique et abstraite, mais à l’épouser dans la singularité de son grain, à l’approcher au plus près de son vécu dans une attention à la fois humaine et respectueuse de son secret.

Il y a là une exigence proprement éthique, qui engage notre responsabilité à l’égard de tous ces visages souffrants dont la vulnérabilité nous convoque. Exigence d’un regard et d’une écoute capables de se laisser instruire par l’unicité de chaque douleur, de lui offrir la possibilité d’une expression dans l’espace intersubjectif. Non pour prétendre la soulager magiquement, mais pour l’accueillir et l’honorer dans sa vérité propre, lui ouvrir un chemin de résonance et de reconnaissance dans le théâtre des consciences.

Alors, peut-être, la comparaison de la douleur à la couleur prendra tout son sens, non comme simple ornement rhétorique mais comme vecteur d’une réforme de notre sensibilité morale. Alors ces nuances infinies de la souffrance, loin de nous désemparer, seront autant d’invitations à raffiner notre spectre de l’attention, notre palette de présence à ce qui, en l’autre, demande à être vu et entendu. Pour qu’à travers le prisme de nos sollicitudes singulières se diffracte quelque chose comme une lumière partagée, gage fragile d’un monde où la douleur, sans jamais perdre son aiguillon, s’apaise un peu d’être éprouvée et traversée dans la clarté du lien humain.

Tel pourrait être l’enseignement ultime de cette parole en sa profondeur : non pas seulement un constat lucide sur la condition souffrante, mais un appel vibrant à la cultiver comme jardin secret de nos humanités. Appel à faire de la douleur, en ses chatoiements divers, le lieu par excellence d’un apprentissage de l’humain, d’un éveil à la précieuse fragilité de nos existences nouées. Pour qu’en contemplant l’arc-en-ciel des peines tissé par nos meurtrissures singulières, nous devenions collectivement artisans de mille et une couleurs de la consolation, habiles à les orchestrer en une secrète harmonie. Celle, toujours inachevée, d’un art de souffrir ensemble qui soit déjà promesse et préfiguration d’un autre art de vivre – à hauteur d’homme, et pleinement.

«La pleine jouissance de la paix repose sur une sérénité de l’état d’esprit, une concorde sociale et une harmonie avec la nature. »

Cette phrase, dans sa formulation limpide et équilibrée, semble vouloir nous livrer la clé d’une paix authentique et durable, bien au-delà de la simple absence de conflit ou de violence. Comme si, en articulant ces trois dimensions complémentaires que sont l’intériorité individuelle, le lien social et le rapport au monde naturel, elle dessinait les contours d’un art de vivre complet, seul à même de nous faire goûter la saveur d’une existence réconciliée. Invitation à penser la paix non comme un état négatif, simple cessation des hostilités, mais comme une plénitude positive, un accord profond de l’être avec lui-même et avec son environnement.

Commençons par examiner le premier terme de cette trilogie : la « sérénité de l’état d’esprit », présentée comme socle indispensable de toute paix véritable. Qu’entendre au juste par-là ? Sans doute cette disposition intérieure faite de calme et d’harmonie, cette tranquillité de l’âme qui vient d’un apaisement durable des troubles et des passions. État de grâce où s’estompent les conflits du moi, où la conscience s’unifie dans la limpidité d’un accord sans dissonance avec elle-même. Non pas simple ataraxie, absence de perturbation venus de l’extérieur, mais unification active des forces de la psyché dans un élan intégrateur et pacificateur.

En ce sens, la sérénité évoquée ici n’a rien d’une paix factice, obtenue par une mise sous silence des contradictions et des déchirures intimes. Elle est bien plutôt cet état d’unité avec soi conquis de haute lutte, à travers le patient travail d’harmonisation de nos différentes instances psychiques. Travail qui suppose de faire face à nos parts d’ombre, d’accueillir et de transmuter nos conflits intérieurs pour les mettre au service d’un équilibre supérieur. Loin de toute complaisance narcissique, la sérénité véritable est cette paix courageuse qui ne craint pas d’affronter ses démons, pour mieux s’en délivrer dans un sursaut libérateur.

C’est dire qu’un tel état ne s’obtient pas sans effort, sans cette ascèse du corps et de l’esprit qu’ont de tout temps cultivé les sagesses du monde. Des exercices spirituels de l’Antiquité aux voies méditatives d’Orient, c’est toujours par une discipline intérieure exigeante que s’acquiert cette « grande paix » de l’âme, cette sérénité inébranlable au cœur même du tumulte de l’existence. Parce qu’elle suppose de prendre en main son destin intérieur, de se faire souverainement libre à l’égard de l’agitation du monde, elle a statut de vertu, de disposition éthique orientant la totalité de l’être vers sa perfection immanente.

Mais cette quête de sérénité, pour essentielle qu’elle soit, ne saurait suffire à « la pleine jouissance de la paix ». Car l’homme, on le sait, n’est pas cet atome auto-suffisant rêvé par un certain individualisme, mais un être fondamentalement social, prenant racine dans un terreau de relations et d’échanges. D’où l’importance du deuxième terme évoqué par la citation : la « concorde sociale », présentée comme condition nécessaire d’une paix digne de ce nom. Parce que la vie bonne ne saurait se concevoir hors d’un monde partagé, d’un espace de coexistence pacifique avec nos semblables.

Encore faut-il s’entendre sur le sens de cette « concorde », et ne pas la confondre avec une simple unanimité de façade obtenue par la force ou la contrainte. Car la véritable harmonie sociale n’est pas cette uniformité sans relief où s’efface toute différence, tout pluralisme des opinions et des croyances. Elle est bien plutôt cette unité riche et vibrante où la diversité des voix sait se composer sans se confondre, où le dialogue l’emporte sur le monologue de la pensée unique. Concorde qui suppose le respect de l’altérité, la reconnaissance mutuelle des libertés dans leur irréductible singularité.

En ce sens, œuvrer à la paix sociale, c’est travailler à faire droit à la parole de chacun, à instituer un espace de débat ouvert et contradictoire où puisse s’éprouver notre commune humanité. C’est refuser la logique guerrière de l’ami et de l’ennemi, pour lui substituer celle, politique au sens le plus noble, de l’adversaire respecté dans sa différence même. Non pour se payer d’un irénisme facile, mais pour faire du dissensus le sel même de la concorde, la condition paradoxale d’un vivre-ensemble sans cesse à réinventer.

On mesure ici l’exigence d’une telle conception, et ce qu’elle suppose comme maturité démocratique et éthique de la discussion. Car c’est seulement au prix d’un effort constant pour se décentrer, pour se mettre à la place d’autrui que peut se construire cette « paix des braves », tissée dans l’épaisseur d’un dialogue sans fin. Effort d’autant plus nécessaire que nos sociétés sont travaillées par des logiques de fragmentation et de repli identitaire, qui menacent à tout instant de défaire le patient travail du commun.

Face à ces tentations, il importe plus que jamais de promouvoir une culture de la paix, faite d’écoute et de bienveillance réciproques. De favoriser dès l’école l’apprentissage du débat et de l’argumentation rationnelle, pour conjurer les réflexes de violence et d’intolérance. Mais aussi de mettre en œuvre des politiques courageuses de justice sociale, seules à même de prévenir les sentiments d’humiliation et d’exclusion qui sont le terreau de toutes les discordes. Vaste chantier qui engage la responsabilité de tous, et dont dépend largement l’avenir de nos démocraties.

Mais la citation ne s’arrête pas à ces deux piliers que sont la paix intérieure et la concorde civile. Elle y ajoute une troisième dimension, plus inattendue et pourtant essentielle : celle de « l’harmonie avec la nature », comme composante à part entière d’une existence pacifiée. Comme si notre quête de sérénité ne pouvait trouver son plein accomplissement sans cet accord avec le monde naturel, cette inscription heureuse dans le grand ordre cosmique. Intuition profonde, qui vient rappeler que l’humain n’est pas cet « empire dans un empire » rêvé par un certain humanisme prométhéen, mais partie prenante d’un tout qui le dépasse et l’englobe.

D’où l’importance de cultiver ce sentiment d’appartenance, cette conscience aiguë de notre enracinement dans la matrice terrestre. De réapprendre à se vivre comme élément d’une nature qui est notre habitat et notre horizon de sens, et non comme son maître et possesseur autoproclamé. Défi d’autant plus crucial qu’avec la crise écologique, c’est la pérennité même de nos conditions d’existence qui se trouve menacée, du fait d’une hybris technicienne rompant tous les équilibres dont dépend la vie.

Face à cette menace, il y a urgence à retrouver le chemin d’une réconciliation, d’une nouvelle alliance avec cette Terre-Mère si longtemps maltraitée. À réinventer un art de vivre respectueux de ses rythmes et de ses limites, en rupture avec le productivisme forcené qui est la marque de notre temps. Mais aussi à retrouver cette capacité d’émerveillement et de communion avec la beauté du monde, qui est au cœur de l’expérience esthétique et de la sensibilité écologique. Car c’est en sachant nous laisser toucher, ébranler par le spectacle de la nature que nous pouvons espérer restaurer ce lien de révérence et de réciprocité, gage d’une cohabitation harmonieuse et pacifiée.

Il y a là un véritable défi spirituel, qui engage une mutation profonde de nos façons de sentir et de penser. Défi d’une conversion du regard et du cœur, appelé à voir dans chaque être vivant un alter ego, porteur d’une dignité et d’une valeur intrinsèques. Mais aussi défi d’une réforme de nos modes de vie, appelés à se faire plus sobres et respectueux de la finitude du monde. Autant de pistes pour cet « art de vivre en paix avec la nature » que les sagesses premières ont de tout temps cultivé, et dont nous avons plus que jamais besoin pour affronter les défis de notre temps.

Ainsi, par-delà son apparente simplicité, la citation qui nous occupe dessine un véritable programme existentiel, un idéal régulateur pour notre quête de paix et de plénitude. En articulant avec bonheur les trois dimensions de l’intériorité subjective, du lien social et du rapport au monde, elle esquisse les contours d’une sagesse intégrale, soucieuse de n’oublier aucun aspect de la réalité humaine. Sagesse exigeante, qui ne promet la « pleine jouissance de la paix » qu’au prix d’un travail patient sur soi, sur notre vivre-ensemble et notre inscription terrestre.

Mais c’est la grandeur d’une telle conception que de ne jamais séparer la visée éthique de la promesse eudémonique, l’impératif du bien-faire de l’aspiration au bien-vivre. Car c’est en prenant en charge de façon toujours plus consciente les conditions spirituelles, politiques et écologiques de la paix que nous pouvons espérer accéder à cette joie d’exister qui est la marque des vies réussies. Non dans l’illusion d’un paradis ici-bas, mais dans l’assomption lucide et courageuse de notre humaine condition, avec ses ombres et ses lumières indissociables.

Puissions-nous alors entendre cet appel, et en faire notre viatique sur le chemin toujours recommencé d’une existence sensée. Puissions-nous, en cultivant sans relâche cette triple harmonie, faire de nos vies autant de contributions à cette paix véritable dont notre monde porte la sourde espérance. Avec la certitude que même modeste, même imparfaite, notre quête obstinée aura valeur de témoignage et de promesse pour ceux qui viendront après nous.

Alors la paix, loin d’une abstraite chimère, deviendra ce critère concret à l’aune duquel jauger la qualité profonde de nos existences. Non comme un état définitif à atteindre, mais comme une exigence sans cesse à honorer, dans le frottement et la saveur des jours. Alors seulement pourrons-nous espérer, non la perfection inaccessible des anges, mais cette plénitude humble et pourtant infiniment précieuse : celle d’une vie accordée, au plus intime d’elle-même comme en son dehors, à ce mystérieux élan qui porte toute chose vers sa juste place dans le grand concert du monde. Seul lieu où puisse un jour, peut-être, se lever l’aube encore inconnue d’une paix enfin victorieuse de toutes les guerres – à commencer par celles, les plus intimes et les plus obstinées, qui déchirent le cœur des hommes depuis la nuit des temps.

«La guerre la plus difficile à gagner est celle qu’on doit mener contre soi-même. »

Cette formule frappante, tout empreinte d’une sagesse désenchantée, semble vouloir nous rappeler à une vérité aussi fondamentale que dérangeante : celle de l’adversité intime comme lieu des combats les plus décisifs, des victoires les plus essentielles mais aussi les plus incertaines. Comme si le plus grand défi de l’existence n’était pas tant dans la confrontation au monde extérieur que dans cette lutte sans fin contre nos propres résistances, nos propres démons intérieurs. Lutte dont l’âpreté et l’obscurité feraient pâlir les plus sanglantes mêlées, et dont l’issue toujours précaire dirait quelque chose de la condition humaine en ce qu’elle a de plus profond et de plus tragique.

Car qu’est-ce en effet qu’une guerre « contre soi-même », sinon l’épreuve d’un sujet divisé, traversé de forces contradictoires qui le déchirent et le paralysent ? Épreuve d’une conscience malheureuse écartelée entre des exigences inconciliables, et qui peine à trouver la voie d’une réconciliation, d’un apaisement de ses conflits. On pense ici à la figure hégélienne d’une subjectivité divisée entre la loi du cœur et la loi du monde, entre l’idéalité de la raison morale et les impératifs de la vie pratique. Ou encore à l’homme « malade de lui-même » cher à Nietzsche, éternelle victime de ses propres idéaux ascétiques qui le retournent contre la plénitude de la vie.

Mais au-delà de ces figures consacrées, c’est bien une expérience universelle que pointe la citation, une structure fondamentale de la condition humaine en tant que conscience déchirée d’avec soi. Car il n’est sans doute pas d’homme qui n’ait fait un jour ou l’autre l’épreuve de cette guerre intestine, de cet affrontement douloureux entre des parties de soi rétives à toute conciliation. Que ce soit entre le désir et le devoir, la passion et la raison, l’ange et la bête qui se disputent le gouvernement de notre âme, nous sommes tous traversés de failles, de lignes de fracture qui font de nous un champ de bataille permanent.

Bataille d’autant plus terrible qu’elle se joue dans le huis clos de l’intériorité, sans témoins ni arbitre extérieur. Car cette guerre contre soi-même a ceci de particulier qu’elle se déroule tout entière dans l’espace de l’intime, dans ces arrière-pays de la conscience où n’accèdent pas les regards. Théâtre privé où se joue à huis clos le drame d’une subjectivité aux prises avec elle-même, sans le secours du tiers et de la loi commune. D’où son caractère interminable, inachevable, comme une lutte sans cesse recommencée dont on ne peut jamais être assuré de sortir vainqueur.

En ce sens, la guerre contre soi porte à son comble le tragique de la condition humaine, en tant qu’elle exprime l’impossibilité d’une coïncidence à soi, d’une transparence du sujet devenu à lui-même son propre abîme. Loin de l’image rassurante d’une intériorité lisse et pacifiée, elle révèle une psyché plus proche du champ de ruines, traversée de gouffres et de failles qui sont autant d’obstacles à son unité. Et fait de la « connaissance de soi », loin d’une sage évidence, une tâche infinie, un combat acharné pour arracher quelques lumières à l’obscurité qui nous fonde.

Mais cette épreuve du déchirement intérieur, pour douloureuse qu’elle soit, n’est peut-être pas qu’une malédiction ou une impasse existentielle. Car c’est de la conscience même de notre division, de notre non-coïncidence à nous-mêmes, que peut naître le mouvement d’un dépassement, l’élan d’une « surrection » de l’âme par-delà ses contradictions. Comme si la guerre contre soi, en nous révélant l’abîme en nous, était aussi ce qui nous permet de faire l’épreuve de notre liberté, de notre puissance d’arrachement à toute identité figée.

C’est là le sens profond du « deviens ce que tu es » nietzschéen : non pas injonction à réaliser une essence toute faite, mais appel à endurer le chaos en soi pour s’engendrer par-delà le donné. À faire de la discorde intérieure le terreau d’une création de soi par soi, dans l’affirmation joyeuse d’une singularité irréductible à ses déterminations. Pari héroïque d’une liberté qui, pour n’avoir d’autre fondement qu’elle-même, puise dans sa propre indétermination la force d’une perpétuelle autoposition.

En ce sens, la guerre contre soi devient le lieu d’une naissance à soi, d’un enfantement douloureux mais fécond par lequel le sujet s’arrache à la clôture du « dernier homme » pour s’élever à la figure du « surhomme ». Non comme être accompli une fois pour toutes, mais comme tâche infinie d’auto-engendrement, dans l’assomption tragique d’un soi toujours à construire. Ainsi la discorde intime, d’obstacle à la vie, se renverse en condition de possibilité d’une vie plus intense et plus large, embrassant la totalité de son chaos pour en faire l’étoffe d’une création continuée.

Mais cette transmutation existentielle de la guerre intérieure, pour exaltante qu’elle soit, n’en soulève pas moins un certain nombre de questions. Car à trop célébrer les vertus du conflit et de la division, ne risque-t-on pas de succomber à une forme d’esthétisation de la souffrance, faisant de la déchirure un fin en soi ? À mythifier la figure d’un sujet « grande âme » se complaisant dans sa propre discorde, au détriment d’un idéal d’harmonie et de paix intérieure ?

Il faut ici se garder de toute romantisation excessive, et rappeler que la guerre contre soi n’a de sens qu’en vue d’une réconciliation plus haute, d’une unité supérieure où puissent se résoudre les dissonances de l’âme. Unité qui n’est pas une totalité close et statique, mais un équilibre dynamique toujours à reconquérir, à travers l’affrontement patient de nos contradictions. Et qui suppose, plus qu’un culte aveugle du conflit, un travail de discernement et d’accueil de nos différentes parts, dans le respect de leur altérité foncière.

C’est tout le sens d’une éthique de la « sollicitude pour soi », telle que la développe notamment Michel Foucault dans son dernier cours au Collège de France. Éthique qui, loin de toute éthique de la maîtrise souveraine, fait de l’attention à soi et au jeu subtil de ses forces le cœur d’un « gouvernement de soi » avisé. Non pour abolir magiquement toute conflictualité, mais pour l’aménager avec douceur, dans une veille sans crispation sur le bruissement secret de nos discordes.

Alors la guerre contre soi change imperceptiblement de signe, pour s’ouvrir à l’horizon d’une paix sans vainqueur ni vaincu, faite de l’entrelacs patient de nos contraires enfin reconnus et honorés. Paix « au-delà de toute paix » qui n’a plus rien d’une abolition de la tension, mais se révèle comme l’autre nom d’une unité plurielle et dialogique, où la contradiction devient le sel même d’une identité tournée vers son propre mystère. Et la violence du combat intérieur le creuset paradoxal d’une douceur nouvelle, née de l’acquiescement à tout ce qui en nous fait énigme et fait signe vers l’inconnu.

Ainsi, au terme de ce cheminement, la guerre contre soi nous apparaît dans toute son ambivalence, à la fois épreuve cruciale de l’existant et chance d’une transfiguration de soi par soi. Épreuve d’un sujet en proie à ses démons, mais trouvant dans cette adversité même la ressource d’un sursaut, d’un jaillissement hors de l’en-soi vers un horizon de sens à conquérir. Non plus duel fratricide des forces de l’âme, mais dialogue fécond de tout ce qui, en nous, aspire sourdement à quelque délivrance.

À cet égard, la guerre la plus difficile n’est peut-être pas celle qui se gagne par l’écrasement définitif d’un ennemi, fût-il le plus intime. Elle est celle qui, patiemment, humblement, apprend à transmuer l’affrontement en une écoute nouvelle, en un art subtil de l’accordage et de l’harmonie conflictuelle. Celle qui, des forces les plus chaotiques de la psyché, sait faire naître l’ébauche d’un sens et d’une forme à habiter, dans un geste de création sans cesse à reprendre.

Alors ce champ de bataille dévasté qu’est le cœur humain, s’il ne devient pas terrain de jeu, peut s’ouvrir à la promesse d’une paix « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », pour reprendre les mots du poète. Paix des profondeurs où le tumulte s’apaise sans pour autant se renier, où les antagonismes se résolvent en une secrète polyphonie. Et la guerre sans fin contre l’autre en soi le prélude à une fraternité nouvelle, à hauteur d’énigme et d’infini.

Ainsi, par-delà les images guerrières, c’est peut-être à une autre façon d’être soi que nous invite la citation, en sa sagesse abyssale. Non dans le rêve d’une improbable victoire qui signerait la fin de tout conflit, mais dans l’acceptation du combat comme chemin, ascèse sans but où s’éprouve et s’approfondit le mystère de ce que nous sommes. Jusqu’à ce qu’enfin, au cœur même de la mêlée, s’éclaire la grâce d’une réconciliation, la douceur d’une trêve consentie entre ces ombres qui nous divisent et nous grandissent.

Alors, peut-être, nous sera-t-il donné de déposer les armes, non par abdication mais par lucidité. Et de faire nôtre, au soir de cette guerre essentielle, le vœu d’une très ancienne prière : « Fais de moi un instrument de ta paix ». Non comme l’aveu d’une défaite, mais comme horizon d’une sagesse conquise aux forceps de nos plus intimes batailles. Celle d’un cœur pacifié car convaincu désormais de porter en lui, au plus noir de la mêlée, le secret lumineux de son ultime demeure.

«Si on n’a plus de quoi rêver, c’est que la Vie nous a tourné le dos. »

Cette phrase, dans sa concision abrupte, semble vouloir nous mettre en garde contre une menace existentielle majeure : celle d’une vie qui, à force de désenchantement ou d’usure, finirait par tarir en nous la source même du rêve et de l’élan. Comme si la capacité à s’évader dans l’imaginaire, à se projeter dans un ailleurs porteur de promesses, était le signe même de notre vitalité profonde, la marque d’une harmonie secrète avec le principe créateur qui anime le vivant. Et qu’à l’inverse, l’extinction de cette puissance onirique serait le symptôme d’une rupture d’alliance avec la Vie même, d’un désinvestissement progressif de ses forces les plus intimes jusqu’à cet état de mort psychique qu’est la perte du rêve.

Pour prendre la mesure de cette intuition, il faut revenir au rôle essentiel que joue le rêve dans l’économie de la psyché humaine. Loin d’être un simple délassement ou une bizarrerie sans conséquence, il est cet espace de jeu et de métamorphose où se recomposent sans cesse les coordonnées de notre être-au-monde. Scène primitive où viennent s’entre-tisser les fils de nos désirs et de nos angoisses, de nos aspirations et de nos hantises les plus secrètes. Creuset bouillonnant d’images et d’affects où s’élabore, à l’abri des censures de la conscience claire, quelque chose comme une « autre scène » de notre existence, un théâtre intérieur où se joue en coulisse le drame de notre destin.

En ce sens, le rêve est bien plus qu’un simple reflet passif de notre vie éveillée. Il est cette activité symbolique par laquelle le sujet ne cesse de se réinventer, de remodeler le paysage de son identité à travers le prisme de scénarios fantasmatiques. Loin de n’être qu’une collection de rébus absurdes ou de rébus inintelligibles, il obéit à une « rhétorique » complexe, à une grammaire subtile de l’inconscient où s’expriment, sur un mode crypté, les conflits et les nœuds qui tissent la trame de notre histoire singulière. Comme l’a magistralement montré Freud, chaque rêve est porteur d’un « contenu latent », d’un message chiffré qu’il revient à l’interprétation analytique de décoder, par-delà le camouflage des apparences.

Mais le rêve n’est pas seulement cette « voie royale » vers les profondeurs de l’inconscient individuel. Il est aussi, plus largement, le vecteur d’une ouverture sur la dimension de l’imaginaire, cet « autre » de la réalité objective où viennent se déployer les puissances de la fabulation et du mythe. Espace transitionnel où se brouillent les frontières du réel et de l’irréel, du possible et de l’impossible, et où s’ouvre le champ infini des mondes alternatifs et des vies rêvées. Comme une échappée salvatrice hors de l’enfermement du « principe de réalité », une ligne de fuite par où le sujet s’arrache à la clôture du donné pour s’élancer vers de nouveaux possibles.

En cela, le rêve est l’allié secret de cette pulsion utopique qui sommeille en chacun de nous, et qui nous pousse à transcender sans cesse les limites de notre condition. Il est ce « principe espérance » dont parlait Ernst Bloch, cette force d’anticipation qui projette l’existence vers son avenir, vers l’horizon d’un « pas-encore-être » ardemment désiré. Non comme fuite hors du réel, mais comme élan vers sa transformation, vers l’avènement toujours différé d’un monde plus conforme à nos attentes les plus hautes.

C’est dire si le rêve, loin d’être un luxe ou un supplément d’âme, est au cœur même de ce qui fait de nous des êtres de projet et de désir. Il est cette puissance d’arrachement et de dépassement par laquelle l’humain s’excepte de l’ordre des choses, pour ouvrir en son sein la brèche du sens et de l’histoire. Cette « fonction fabulatrice » qui, des mythes ancestraux aux rêveries éveillées de chacun, ne cesse de ré-enchanter le monde, d’y insuffler la promesse d’un « tout-autre » porteur de merveilleux et d’émerveillement.

Dès lors, on comprend mieux la gravité du propos qui nous occupe. Suggérer que la perte de la capacité à rêver équivaut à un abandon par la Vie elle-même, c’est affirmer le caractère vital, proprement indispensable du rêve pour tout sujet humain. C’est poser que sans cette ouverture sur l’imaginaire, sans cette échappée hors des pesanteurs du réel, l’existence perd son élan, sa saveur profonde pour sombrer dans une morne répétition du même. Comme si, coupés de cette source vive qu’est le rêve, nous nous trouvions peu à peu dévitalisés, réduits à l’état de survivants spectraux dans un monde désenchanté.

À bien des égards, ce désenchantement du monde est la grande menace qui pèse sur l’homme moderne, soumis qu’il est à l’empire croissant du calcul et de la rationalité instrumentale. Dans un univers « désert de dieux » livré à la seule logique de la performance et du rendement, où la valeur des êtres et des choses se mesure à l’aune de leur seule utilité, quelle place reste-t-il pour la gratuité du rêve, la jouissance sans but de la pure dépense imaginaire ? Quand tout doit être rentable, efficace, « optimisé », comment préserver ces lieux et ces moments d’insoumission à la réalité où l’esprit s’évade vers d’autres cieux ?

C’est tout le drame d’une certaine modernité désenchantée, qui en libérant l’homme des illusions de la superstition, semble l’avoir aussi coupé de ses racines oniriques les plus vitales. Modernité dont le « désert croît », pour parler comme Nietzsche, et qui partout porte la marque inquiétante d’un assèchement de l’imaginaire, d’un appauvrissement des ressources intérieures de l’âme. Comme si, à force de rationalisation et de dépoétisation du monde, nous avions fini par perdre le secret de cet « enfant intérieur » qui en nous ne cesse de réclamer sa part de jeu et de songe.

Face à cette menace, il importe plus que jamais de résister, et de faire valoir les droits inaliénables de l’imagination contre les prétentions hégémoniques de la raison calculante. De préserver, envers et contre tout, ces espaces de respiration onirique où l’esprit se ressource loin du vacarme et de la fureur du monde. Qu’il s’agisse de la rêverie solitaire, de la contemplation esthétique ou de la lecture des grands récits qui font rêver l’humanité depuis la nuit des temps, il s’agit de ne pas laisser le rêve mourir en nous, de ne pas céder sur cette part d’enfance et de poésie sans laquelle la vie perd son sel et sa hauteur.

Car c’est bien le sens ultime de l’avertissement que nous adresse la citation : il en va dans le rêve de notre santé existentielle la plus essentielle, de notre capacité à nous sentir vivants et accordés au monde. Un monde dont il nous faut réapprendre à écouter la musique secrète, par-delà le bruit et la fureur de la vie affairée. Musique qui est comme le chant profond de l’être, et qui ne se donne qu’à ceux qui savent encore s’émerveiller, se laisser enchanter par la magie sans âge des signes et des présages.

Alors, peut-être, à rebours des mises en garde de notre adage, saurons-nous préserver vivante cette flamme du rêve, et l’accorder aux exigences de la vie la plus concrète. Non comme un refuge hors du réel, mais comme une force de transfiguration qui en révèle la profondeur cachée, la secrète poésie tapie dans les plis du quotidien. Puissance d’enchantement qui, loin de nous éloigner du monde, nous le rend dans sa plénitude originelle, sa fraîcheur sans cesse retrouvée par la grâce de l’imaginaire.

Rêver, en ce sens, ce n’est pas déserter la réalité mais la féconder, y faire sourdre ces « possibles latéraux » qui en déplacent secrètement les lignes. C’est trouver dans le réel même de quoi le dépasser, y insuffler cette respiration utopique sans laquelle il se fige en un plat positivisme. Et faire de nos songes éveillés non une échappatoire mais un viatique, une arme de résistance poétique contre toutes les formes d’appauvrissement et de désenchantement.

Alors, mais alors seulement, nous serons quittes avec la mise en garde de la citation. Non qu’il faille craindre un éternel « adieu » de la Vie à celui qui ne rêve plus, mais parce que nous saurons faire du rêve lui-même une fonction vitale, une puissance de régénération constamment à l’œuvre dans l’existence. Et trouver au cœur du réel la source vive d’un imaginaire sans âge, d’une capacité d’émerveillement et de jeu qui est la marque même de l’enfance de l’âme, perpétuellement recommencée au gré de nos nuits et de nos jours.

Alors la Vie, loin de détourner son regard, saura nous reconnaître comme ses dignes enfants. Comme ces éternels rêveurs qui, dans le grand songe éveillé du monde, sèment sans compter la graine enchantée des lendemains qui chantent. Et portent, dans la lumière menacée de ce temps, la promesse obstinée d’une aurore qui jamais ne renonce, d’un rêve plus fort que tous les renoncements.

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