Cette phrase, par la grâce elliptique de sa formulation, semble vouloir saisir quelque chose d’essentiel quant à la nature de ces deux éléments primordiaux. Comme une vérité profonde touchant à leur puissance de pénétration, à leur irrépressible capacité à s’insinuer dans les moindres interstices, à forcer les passages les plus ténus pour imposer leur présence et déployer leurs effets. Ainsi de la lumière qui, telle une lame immatérielle, transperce les plus infimes brèches pour irradier de sa clarté les recoins les plus obscurs. Ou de l’eau qui, par sa fluidité et sa patience, vient à bout des plus infimes fissures, élargissant peu à peu son chemin dans les replis des matières les plus dures.
Mais cette secrète connivence entre lumière et eau qu’évoque la citation ne se réduit pas à une simple analogie de comportement, à une ressemblance dans l’ordre de l’agir et du mouvement. Plus profondément, elle semble pointer vers une mystérieuse complicité d’essence, comme une secrète parenté liant ces deux éléments au-delà de leur apparente différence de nature. Comme si quelque chose de leur être même les vouait à cette œuvre de traversée et d’expansion, à cet élan irrépressible pour occuper l’espace et investir la matière jusque dans ses replis les plus intimes.
De fait, pour peu qu’on y songe, la lumière et l’eau partagent ce privilège unique d’être à la fois substance et milieu, réalité dotée d’une consistance propre et environnement parcourant de son fluide les corps qu’il baigne. À la différence de la terre massive et du feu dévorant, elles ont cette capacité de pénétrer les « étants »sans se confondre avec eux, d’en révéler la texture secrète sans s’y abolir. Comme si leur vocation était précisément d’instaurer une médiation, d’ouvrir dans l’opacité du monde ces voies de passage et de communication par où les choses viennent à la présence.
C’est particulièrement vrai de la lumière, cette voyageuse impalpable qui jamais ne se laisse arrêter dans sa course, forçant de son rayon le secret des surfaces pour en manifester les reliefs et les couleurs. Lumière qui, telle une palpation immatérielle, révèle la vibration intime de la matière, l’être profond des choses par-delà le voile des apparences. Et fait surgir du fond de la nuit originelle un monde soudain offert, déployé dans la gloire de son apparaître.
Qu’est-ce que voir en effet, sinon accueillir cette donation lumineuse, cet événement toujours renouvelé par lequel l’être vient à nous dans l’éclat silencieux de sa manifestation ? Voir non comme saisie possessive, arraisonnement des choses à la mesure de notre vouloir, mais comme disponibilité émerveillée à la fulguration de ce qui est, consentement à la prodigue générosité d’une présence excédant toute prise. Telle est la leçon de la lumière lorsque, s’insinuant dans les moindres fentes, elle nous enseigne la patience d’un regard accordé à l’inépuisable du monde.
Mais cette puissance d’irradiation, cette crue infatigable de la phénoménalité n’est jamais aussi intense, aussi bouleversante que lorsque le rayon vient forcer le secret des lieux les plus retranchés. Lorsque la flèche de lumière, traversant quelque fissure providentielle, vient frapper de son or les ténèbres d’une pièce close ou l’obscurité d’un sous-bois profond. Alors, dans le noir troué de clarté, se produit comme une épiphanie, une révélation soudain ménagée dans l’opacité des choses trop familières. Et le minuscule interstice, l’infime percée par où s’est engouffré le flux lumineux devient le lieu béni d’une transfiguration, d’un enchantement fugace de la banalité quotidienne.
Comme si la lumière, à l’instar de la grâce dont elle est si souvent le symbole, ne donnait jamais mieux la mesure de ses pouvoirs que lorsqu’elle vient toucher la part d’ombre en nous, exorciser les ténèbres de notre malaise existentiel. Lumière rasante des aubes et des couchants qui, glissant ses rayons dans les fêlures de nos vies chagrinées, y fait sourdre l’espérance têtue d’un renouveau, d’un surcroît de sens et de beauté toujours possible sur l’envers secret du deuil et de la peine.
Mais cette œuvre de pénétration et de révélation dans les replis obscurs de l’être, l’eau en est tout autant l’ouvrière infatigable. Eau polymorphe qui, jouant de sa ductilité, se fait buée, brume, filet, torrent pour investir l’espace et façonner la matière. Jusque dans la fine bruine d’un matin d’automne ou la perle de rosée ourlant un brin d’herbe, on la devine à l’œuvre, insinuant sa présence fluide et ténue au cœur des plus infimes interstices.
Qu’elle emprunte la voie des capillaires ou l’imperceptible trouée des parois rocheuses, l’eau toujours chemine, créuse, modèle au gré de sa patience liquide. Nulle fissure si mince qu’elle ne s’y engouffre, élargissant peu à peu son passage pour déployer au grand jour sa puissance de métamorphose. Ainsi des sources vives jaillissant du cœur frais des grottes, comme un long travail de sape et d’érosion soudain manifesté dans la lumière. Ou des geysers islandais crevant le sol de leurs gerbes bouillonnantes, double jeu des eaux et du feu dans le secret de la terre.
Autant de signes d’une inlassable poussée, d’une pression souterraine cherchant par tout interstice à forcer le passage vers l’air libre et le ruissellement. Comme si l’eau portait en elle cette vocation profonde à l’épanchement et à la profusion, cet élan pour occuper l’espace et saturer les vides que nulle digue ne peut durablement contenir. D’où sa connivence profonde avec le végétal, qui en la buvant par tous les pores déploie la prodigalité verte de ses tiges et de ses frondaisons. Épousailles par lesquelles l’eau se fait sève, lymphe gonflant les canaux secrets des plantes pour faire resplendir à la lumière l’ardent foisonnement des formes et des couleurs.
Ainsi de l’eau et de la lumière mêlées naît le miracle d’un monde sans cesse renaissant, d’une création continuée au fil des jours et des saisons. Eau baignant de sa caresse la pierre et la feuille, lumière venant révéler dans un scintillement la riche pellicule de la vie tapie dans chaque repli d’écorce ou de mousse. Eau lustrale épousant la courbure d’un fruit mûr, lumière d’or enrobant un visage aimé d’une aura soudaine. À chaque fois, par la grâce d’une fissure, d’une imperfection dans le tissu des choses, le miracle d’une révélation, d’un débordement de beauté venant fêler la grisaille des évidences.
Et le même élan qui meut la sève et le torrent, irradiant de vie la foison colorée des formes, n’est-il pas celui qui pousse secrètement chaque regard à poindre au jour, chaque conscience à s’éveiller ? Si « les yeux sont aveugles, il faut chercher avec le cœur », dit le Petit Prince. C’est que l’essentiel toujours se dérobe aux prises trop assurées de la raison raisonnante, ne se laisse surprendre qu’à la faveur d’une brèche, d’un interstice miraculeusement ménagé dans la trame serrée du réel. Fissure par où soudain s’engouffrent la lumière et la vie, ravivant en nous la brûlure d’un émerveillement, la fraîcheur d’un regard lavé.
N’est-ce pas ce que nous enseignent, dans leur secrète connivence, l’eau purifiante et la lumière révélatrice ? Cette nécessité vitale de laisser en nous des zones de jeu et d’inachèvement, des failles propices où puisse se lover la grâce d’une présence nouvelle ? Science des interstices par laquelle, brisant la clôture trop parfaite de nos certitudes, nous apprenons la patience d’un regard et d’un cœur disponibles, à l’affût du prodige partout tapi.
Leçon d’une sagesse au ras des choses qui, des splendeurs du couchant aux diamants de la rosée, ne cesse de nous dire le prix des fêlures, la secrète beauté des lignes brisées. Lignes de faille où s’infiltrent l’eau fécondante et la lumière transfigurante, pour peu qu’on se fasse soi-même fissure accueillante, béance consentie aux éclats du vrai. Alors seulement, comme en retour de cette disponibilité offerte, pourra sourdre en nous la source, s’épancher sur les paysages frileux de l’âme la rassurante clarté d’un sens partagé.
Ainsi ce monde de tous les jours, dans la lumineuse humidité d’un matin de printemps, se fera parabole, livre d’images bruissant à chaque page de la rumeur secrète de l’être. Ainsi la plus humble flaque reflétant l’azur, le rayon furtif dans la chambre close deviendront les hiéroglyphes sacrés d’une révélation sans âge, chuchotant à notre vieille peau d’humanité le secret des renaissances. Aujourd’hui comme hier, aujourd’hui comme demain.
Car telle est la promesse, patiemment répétée, de l’eau inspiratrice et de la lumière initiatrice. Promesse d’une beauté toujours neuve à qui saura préserver en soi des lézardes, des lignes de moindre résistance où puisse faire effraction la grâce insolite du monde. Alors, au creux de la grisaille des jours, l’infime brèche laissera passer la lueur, le scintillement d’une joie possible par-delà les désarrois et les perditions. Et chacun de nos instants, si lourd soit-il de son poids d’ombre, pourra s’illuminer soudain d’avoir su ménager un interstice, si mince soit-il, où s’engouffre le prodige – cet éclat du oui mêlé à toutes choses.
Car c’est le privilège des fissures que de laisser passer la lumière, et d’éveiller sous la mousse de nos oublis la vive eau des sources endormies. C’est le génie des imperfections que d’inviter l’or du couchant au cœur de nos lézardes, et de mêler aux eaux grises de nos renoncements la clarté fervente d’un renouveau. Pour peu qu’on prête attention, pour peu qu’on se fasse poreux et vulnérable.
Alors la vie la plus opaque, la plus désolée pourra se faire vitrail, enluminure d’un bleu limpide filtrant à travers nos fêlures. Alors chaque chose cabossée, chaque être fendillé pourra s’émerveiller d’accueillir le ciel en ses brisures, et de libérer en dansant le flot de lumière tapi dans ses entrailles de peine. Comme la cruche du vieux maître zen, qui de s’être un jour brisée laisse fuir à travers ses failles la lune et les étoiles.
Puissions-nous à notre tour, au fil des jours heureux ou gris, nous faire fissure et pierre poreuse. Pour que ruisselle en nous, mêlée comme au premier matin, l’eau profonde du rêve et la lumière dorée de l’éveil. Et qu’en nos regards, en nos pas les plus humbles s’attardent un peu de ciel, un peu de mer accordés. Fragiles compagnons d’un monde en perpétuelle naissance.