La citation soulève une question profonde et universelle sur notre rapport à l’esthétique. Elle met en lumière la tension entre deux approches de l’appréciation du beau : l’une plus concrète et tangible, l’autre plus abstraite et transcendante.
D’un côté, « se délecter du beau » suggère une relation directe et sensuelle avec les manifestations particulières de la beauté. Il s’agit de prendre plaisir aux belles choses qui nous entourent, d’en savourer les qualités spécifiques – les couleurs chatoyantes d’un tableau, les courbes gracieuses d’une sculpture, les douces harmonies d’une mélodie. C’est une invitation à se laisser charmer par la beauté incarnée dans des objets singuliers, à s’attarder sur leurs détails pour en goûter toute la finesse.
Cette approche a le mérite de rendre la beauté accessible et proche de nous. Elle nous encourage à être attentifs aux merveilles qui parsèment notre quotidien, à cultiver notre sensibilité esthétique par un contact répété avec de belles œuvres. Contempler un paysage grandiose, s’émouvoir devant un poème délicat, admirer le style d’un édifice… Autant d’occasions de nous réjouir du beau qui se donne à nous, de manière immédiate et généreuse.
Mais cette délectation du beau comporte aussi une part de risque. À trop se focaliser sur les apparences séduisantes, on peut en oublier de chercher la beauté au-delà du visible. Se contenter de butiner les belles choses sans en interroger la source, c’est peut-être passer à côté d’une dimension plus essentielle. D’où la tentation d’adopter la seconde approche : « s’abandonner à la beauté ».
Formulée ainsi, cette attitude implique un lâcher-prise, un renoncement à la maîtrise. Il ne s’agit plus de cueillir activement les plaisirs esthétiques mais de se laisser enivrer et emporter par une beauté qui nous dépasse. Beauté idéale, suprasensible, qui transcende les apparences pour atteindre une vérité plus fondamentale.
S’abandonner à la beauté, ce serait donc faire l’expérience d’une épiphanie, d’un ravissement qui nous arrache à nous-mêmes. Être saisi par la grâce, touché par une perfection indicible qui nous fait entrevoir, l’espace d’un instant, l’harmonie secrète du monde. Les poètes mystiques, les amoureux transis, les âmes contemplatives connaissent ces extases où la beauté se révèle dans son absolue splendeur.
Mais cet abandon extatique ne va pas sans dangers non plus. À force de se perdre dans une beauté trop sublime, ne risque-t-on pas de se couper du réel, de sombrer dans l’illusion ou la folie ? L’histoire regorge d’esthètes hallucinés et de dandys décadents qui, à force de courtiser une beauté éthérée, ont fini par se consumer d’ennui ou de désespoir.
Et puis, s’abandonner sans retenue à la beauté peut aussi conduire à la passivité, voire à une forme d’aliénation. Car c’est une chose de se laisser ravir, c’en est une autre de se soumettre aveuglément à un idéal qui nous écrase. La fascination pour la beauté peut être libératrice mais aussi asservissante, surtout quand elle se mue en obsession ou en tyrannie.
Comment, dès lors, résoudre ce dilemme entre délectation du beau et abandon à la beauté ? La citation laisse la question ouverte, comme en écho à notre propre perplexité. Et pour cause : il n’y a sans doute pas de réponse univoque, tant notre relation au beau engage des parts intimes et complexes de notre être.
Mais on peut imaginer, au-delà de l’alternative, une voie de sagesse qui concilierait les deux approches. Il s’agirait d’cultiver une sensibilité esthétique à la fois réceptive et discernante, capable de goûter les beautés particulières sans perdre de vue la beauté en soi. De s’abandonner avec mesure aux ravissements qu’offre le monde, tout en gardant un recul critique pour ne pas s’y abîmer.
Concrètement, cela pourrait se traduire par une attention accrue aux mille et une floraisons du beau dans l’existence – un sourire, un reflet, un accord parfait -, en se donnant le temps de les apprécier, de les chérir comme autant de dons précieux. Tout en ménageant des pauses, des respirations, pour élever son regard vers une beauté plus secrète, tapie dans les interstices, qui se laisse deviner sans se livrer tout à fait.
Ce serait en somme cultiver un double mouvement, entre adhésion et retrait, entre plaisir et interrogation. Aiguiser ses sens pour accueillir la grâce des apparences, tout en aiguisant aussi son esprit pour en traquer l’énigme. Se délecter des beautés d’ici-bas avec un appétit gourmand, tout en pressentant qu’elles sont les reflets d’une beauté supérieure vers laquelle tendre.
Ainsi, la contemplation active du beau pourrait nous mener par paliers vers la contemplation silencieuse de la beauté. Non comme une conquête mais comme un cheminement patient, jalonné d’émerveillement, d’étonnement, de gratitude. À force d’affiner notre perception, peut-être accèderons-nous par éclairs à cette beauté indicible qui se dérobe à nos prises – non pour nous anéantir mais pour mieux nous dilater.
Il ne s’agit donc pas tant de trancher entre deux voies que de les entrecroiser, d’opérer des allers-retours vivifiants entre bonheurs sensibles et intuition spirituelle. De laisser la beauté nous traverser et nous élever, sans jamais prétendre la circonscrire ou l’épuiser. Ainsi pourrions-nous faire nôtre la parole du poète René Char : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté ».
Finalement, hésiter entre délectation et abandon n’est peut-être pas un aveu d’impuissance mais la condition même d’une authentique expérience esthétique. Car la beauté se donne et se dérobe, nous pointe et nous échappe, nous comble et nous creuse. Et c’est dans cette oscultation qu’elle éveille notre désir, notre passion de l’Absolu – moteur secret de toute quête artistique, amoureuse et spirituelle.
« Je ne peux me résoudre », dit la citation. Non par défaut de volonté mais parce que la beauté, par essence, est irréductible. Elle nous appelle à une recherche infinie, à un dépassement permanent de nous-mêmes. Entre jouissance et renoncement, entre incarnation et transfiguration. Tensions fécondes, qui font tout le prix et le sel de notre commerce avec cette perfection fuyante.
Ne pas pouvoir se résoudre, dans cette perspective, ce n’est pas atermoyer mais consentir pleinement au mystère de la beauté. C’est en épouser le mouvement, en accepter le vertige pour en décupler les résonances intérieures. Inlassablement, passionnément. Non comme un dilemme paralysant mais comme la plus belle des aventures : celle d’un éveil à ce qui, en nous et hors de nous, ne cesse de nous faire signe vers un accomplissement toujours plus haut.